Un week-end en visite à Beaune, je profitais de mon temps libre pour farfouiller une boutique de livres anciens, dans l'espoir de dénicher quelque perle rare à prix raisonnable. Au milieu des reliures du XVIIIe et du XIXe siècle, je tombai par hasard sur un des rares ouvrages du XXe siècle : J'ai choisi la liberté ! de Viktor Kravchenko. Ce livre ne m'était pas totalement inconnu, car quelques jours auparavant, j'avais recherché par curiosité les livres critiques au sujet de l'Union soviétique, et ce titre était passé sous mes yeux. En outre, j'avais déjà croisé le nom de Kravchenko au détours de certains ouvrages de Jean-François Revel, sans y prêter plus d'attention que cela.
Ce n'était pas tant l'impatience de le lire qui me fit l'acheter immédiatement que la crainte de ne plus voir cette occasion se représenter. En effet, J'ai choisi la liberté ! n'a, à ma connaissance, jamais connu de réédition depuis l'époque de sa parution, c'est à dire dans les années quarante (mon édition date de 1948).
En parcourant les premières pages, histoire de me faire une idée du contenu pour le lire intégralement plus tard – j'avais d'autres ouvrages sur le feu – je fut très vite absorbé par le récit. Je n'ai finalement pas lâché ce livre trois semaines durant et ai lu ces 638 pages avec passion et émotion du début à la fin.
Tandis que le nom de Soljenitsyne est resté gravé dans les mémoires pour tout ce qui touche à la critique du communisme, celui de Kravchenko a pratiquement été oublié de nos jours. Pourtant ce nom eut un grand retentissement à travers le monde à l'époque de la parution de J'ai choisi la liberté ! Cette autobiographie d'un fonctionnaire soviétique sous le régime de Staline fut un énorme succès international et donna même lieu en France à un célèbre procès que l'on qualifia de « procès du siècle ».
Souvenons nous qu'en ce temps là, dès qu'un individu osait dénoncer le système soviétique – Kravchenko n'était pas tout à fait le premier – celui-ci se faisait immédiatement calomnier et insulter par la gauche de l'époque. Au mieux était-il ignoré, et c'est bien ce que fit la gauche non-communiste (dans le meilleur des cas) avec Kravchenko. Quant aux communistes, fidèles à eux-mêmes, ils le trainèrent copieusement dans la boue. Kravchenko ne se laissa pas faire, et intenta un procès en diffamation contre les Lettres françaises (le journal d'Aragon) qui l'accusèrent d'être un faussaire travaillant pour les services secrets américains. Procès que Kravchenko gagna. Notons que dans son esprit, ce procès était davantage celui de l'Union soviétique que celui des Lettres françaises, son but avoué étant de faire connaître au monde l'abomination du communisme.
Avec les années, la vérité sur la « patrie du socialisme » devint de plus en plus difficile à nier, et même les enthousiastes d'autrefois durent admettre leurs erreurs, voir leur culpabilité. Plusieurs décennies après « l'affaire Kravchenko », la plupart des diffamateurs firent leur mea culpa, de leur plein gré, et exprimèrent leurs regrets. Mais Kravchenko était déjà mort, d'une balle dans la tête en 1966, et l'on ne sut jamais vraiment s'il s'agissait d'un suicide ou d'une vengeance soviétique. Quoi qu'il en soit, c'est nécessairement l'écriture de J'ai choisi la liberté ! qui le tua, puisque même si ce fut Kravchenko qui se donna la mort, c'est parce qu'il apprit que la publication de son livre eu des conséquences funestes sur ses proches restés en Russie.
Aujourd'hui que plus personne ou presque ne nie l'horreur de l'URSS, on peut légitimement se demander pourquoi lirait-on encore un tel témoignage. Pour répondre à cette question, je me suis demandé : Pourquoi lit-on encore aujourd'hui Primo Levi ou Anne Franck ?
Parce que leurs livres ne se contentent pas de relater froidement des faits ou des chiffres, ils partent d'un point de vue personnel, ils sont fondés sur du vécu, ils sont l'histoire d'un individu à la place duquel on se met, à travers l'autobiographie. Expérience fort différente de l'essai ou de la fiction.
Car la réalité dépasse parfois la fiction. Si j'osais, je dirais que 1984 ou La ferme des animaux ne sont que des résumés élégants et simplifiés de témoignages comme celui de Kravchenko. Si celui-ci était une fiction, on la trouverait sans aucun doute caricaturale, outrancière, exagérée. On comprend donc pourquoi son histoire suscita l'incrédulité chez nombre de gens de bonne foi. En effet, Kravchenko raconte un véritable enfer terrestre, dont on peine à croire qu'il fut réalité. Lorsque j'examine ma propre impression, je m'aperçoit que j'ai le plus grand mal à me représenter ce qu'il raconte comme une réalité tangible, que des gens ont réellement vécus, ou que j'aurais pu vivre moi-même. Je ne parviens à me le représenter que comme quelque chose de très extérieur à moi-même, et pas seulement d'un autre monde ou d'une autre époque, mais comme une sorte de fiction romanesque dystopique.
Kravchenko raconte pourtant ce qu'il a vécu, avec une sincérité que l'on ressent à chaque page. Il explique comment il « vivait » à l'intérieur de cet enfer, comment il a réussi à « tenir », comment, avec une certaine dose de chance, il a réussi à rester en vie et à obtenir des postes plutôt « privilégiés », comment il a réussi à s'en échapper, non sans dangers, et il faut avoir lu son livre pour mesurer la dose de force psychologique et physique que cette aventure humaine requiert.
On comprend également à cette lecture qu'il n'est pas toujours si évident de déterminer qui sont les bourreaux, a fortiori dans un système où la notion de responsabilité n'a plus aucun sens. Par delà les individus, on voit que c'est surtout un système, ultra-étatique, ultra-centralisé, ultra-bureaucratique, qui produit cette abomination. Si Staline constitue, certes, l'apogée d'un tel système, il n'est pas étonnant que le profond despotisme de ce dernier ait survécu au despote. Et on en vient à se poser cette effrayante question : Si je vivais dans un tel système, quelle place occuperais-je moi-même ?
Ce livre est aussi le récit d'une désillusion progressive, celle d'un homme qui croyait au communisme, qui était enthousiaste quant à l'avenir de l'URSS, qui a pendant un temps cru qu'on ne faisait « pas d'omelette sans casser des oeufs » et qui a fini par ouvrir les yeux. Il est vrai que Kravchenko a toujours continué à croire au socialisme, mais à un socialisme démocratique avec une dose de libéralisme, dans le même sens où Jean-François Revel se disait socialiste à l'époque de La Tentation totalitaire. S'il avait vécu plus longtemps, il est d'ailleurs bien possible que Kravchenko ait fini par évoluer analogiquement à beaucoup d'intellectuels de la deuxième moitié du XXe siècle.
Au delà de ça, lorsqu'on referme J'ai choisi la liberté ! on se dit que ce que l'on vient de lire était peut-être plus qu'un livre. On réalise que c'était un cri, un appel. Aux secours. C'est peut-être ce qui donne à l'ouvrage une résonance toute particulière, cette connexion directe avec la réalité immédiate, où, par exemple, Kravchenko raconte les conditions même de l'écriture du livre, et où, là encore, la réalité dépasse la fiction.
Par ailleurs, même si cela semble aller de soi, soulignons aussi tout l'intérêt du livre d'un point de vue historique, car il permet vraiment de comprendre de façon assez détaillée comment fonctionnait le système communiste, et comment se sont déroulés certains événements précis. Rappelons à cet égard ce qu'écrivait Schopenhauer :
J’irai même, au point de vue de la connaissance intime de la nature humaine, jusqu’à attribuer aux biographies, et principalement aux autobiographies, une plus grande valeur qu’à l’histoire proprement dite, du moins telle qu’elle est ordinairement traitée. D’une part en effet, pour les premières, les données sont plus directement et plus complètement réunies que pour la seconde ; d’autre part, dans l’histoire proprement dite, ce ne sont pas tant les hommes qui agissent, que les peuples et les armées ; les quelques individus qui s’y présentent apparaissent dans un si grand éloignement, avec un entourage et une suite si considérables ; ils sont de plus couverts d’habits officiels si raides, de cuirasses si lourdes et si inflexibles, que véritablement, à travers tous ces obstacles, il est fort difficile de reconnaître les mouvements humains. Au contraire, une biographie fidèle nous montre dans une sphère étroite la façon d’agir de l’homme avec toutes ses nuances et toutes ses formes, sagesse, vertu, sainteté chez quelques-uns, bêtise, bassesse, malignité chez la plupart, et chez d’autres aussi scélératesse.
Voici, esquissées, quelques unes des raisons pour lesquelles Kravchenko vaut encore la peine d'être lu ou relu. Voilà pourquoi le nom de Kravchenko devrait sortir de l'oubli. Il serait donc grand temps que ce bijou historique qu'est J'ai choisi la liberté ! soit réédité. Car il ne faut pas perdre de vue qu'il y a encore des gens qui, aujourd'hui, vivent sous des régimes semblables à celui que Kravchenko a connu. Et il y a encore des gens qui, parfois sans s'en rendre compte, appellent de leur vœux un système comme celui-ci.
Pour conclure, laissons la parole au principal intéressé, par cet extrait de son deuxième livre intitulé L'Épée et le Serpent, dans lequel il raconte le procès que j'ai mentionné plus haut et les histoires de ses témoins. Au sujet de ses adversaires au procès, il écrit :
Je hais quelques uns de ces hommes, mes adversaires. Envers les autres, je ressens une sorte d'agacement mêlé de pitié. Je savais que quelques uns d'entre eux — surtout parmi ceux qui ne sont pas membres du Parti — étaient guidés par une foi sincère dans la nécessité du Socialisme. Cette foi les aveugle sur les moyens employés et sur la fin produite par les mauvais moyens. Ils ont avalés le slogan communiste : « La fin justifie les moyens. » Ils ne voient pas que les moyens donnent naissance à leurs propres fins ; que, lorsque des méthodes mauvaises sont employées pour amener de bons résultats, elles dévorent leur propre objet et que seul le mal découle alors du mal. (...) Ils ont vu des injustices et en ont été révoltés. Ils ont compris le mécontentement du peuple et apprécié ses besoins. Mais ils se sont trompés sur le traitement exigé par le mal. La théorie leur cache la réalité. Ils désirent tellement sauver l'humanité que, pour le faire, ils sont prêts à marcher sur des êtres humains. Ils me font penser à un vers d'Edna Saint-Vincent-Millay, que m'a rappelé un ami : « J'aime l'humanité, mais je hais les gens. »
Quelques liens pour aller plus loin :