Faut-il ou ne faut-il pas restaurer La Joconde ?...

Quand ma fille m’a dit vouloir lire un livre sur la peinture pendant ses vacances, mes vingt années de peintre amateur sont remontées d’un bloc, intactes, quand bien même cela fait plus de deux décennies déjà que mes couleurs durcissent dans les tubes à moitié écrasés, les odeurs de térébenthine et de vernis ne m’ont pas quitté et c’est avec enthousiasme que j’ai abordé ce livre (que nous nous partageons sur nos liseuses réciproques).


L’auteur du livre, Paul Saint-Bris, est le petit-fils du diplomate Hubert Saint-Bris (1915-1979) et le neveu de Jean Saint-Bris (1947-2004), publicitaire tourangeau qui avait hérité du domaine familial du Clos Lucé, (acheté par l’ancêtre de la famille André-Théodore Saint-Bris en 1854) près d'Amboise, où Léonard de Vinci avait passé les trois ou quatre dernières années de sa vie. Jean Saint-Bris avait transformé sa demeure en un lieu évoquant l'auteur de La Joconde. Il avait installé un "centre technologique Léonard-de-Vinci" dans une grange du XVe siècle, et un "Parc Leonardo da Vinci" dans le même esprit, ouverts au public. Jean Saint-Bris était le frère du journaliste et écrivain Gonzague Saint-Bris. Il a trouvé la mort dans un accident de la route près de Tours en 2004. Après sa disparition, c'est François Saint-Bris, son frère, qui reprend le flambeau avec le soutien de toute la famille. Il abandonne son travail pour devenir directeur du Clos Lucé à temps plein. Paul Saint-Bris est son fils aîné.
Âgé de 40 ans, Paul Saint-Bris est très attaché à Amboise où il a passé de nombreuses vacances et où, enfant, il venait passer Noël avec sa grand-mère, ses parents et ses sept oncles et tantes. Directeur artistique et photographe réalisateur, dans le domaine de la publicité et de la mode, l’auteur explique : « Malgré le rapport particulier que j’entretiens avec Léonard de Vinci au travers du Clos Lucé, je n’avais pas l’intention au départ de parler de lui. Mais lorsque j’ai choisi d’évoquer la résistance au changement, à savoir “Est-ce que l’on peut changer quelque chose qui est immuable ?" La Joconde, qui est recouverte de vernis qui se sont oxydés et opacifiés avec les siècles, m’est apparue comme le tableau qui servirait le mieux mon propos. En fin de compte, j’ai découvert que je ne pouvais pas échapper à Mona Lisa. »
(https://www.lanouvellerepublique.fr/amboise/amboise-le-premier-roman-de-paul-saint-bris)


C’est ainsi que Paul Saint-Bris nous invite à faire la connaissance d’Aurélien, conservateur et directeur du département des peintures, époque Renaissance, du Louvre. Un conservateur des plus conservateurs. Ainsi que de la nouvelle Présidente-Directrice du musée, Daphné Léon-Delville, issue du monde hyperactif de la com’, pour qui la préoccupation première se situe au niveau de la fréquentation de l’établissement, dont le chiffre stagnant de neuf millions de visiteurs par an doit être porté à dix, voire douze millions, sous peine de régresser !
Logiquement, ignorant tout du monde de l’Art, mais parfaitement au fait du New Public Management qui induit que l’on dirige les institutions publiques comme les entreprises privées, Daphné va faire appel à un audit-conseil pour étudier les mesures à prendre pour améliorer la fréquentation du musée, même si, par le passé, le chiffre de neuf millions avait été fixé comme limite (pour un bon compromis entre une circulation dense, mais compatible avec le parcours de visite, et le respect des collections). Et les recommandations pleuvent : utiliser l’IA et des barrières automatiques pour diriger les visiteurs vers les parties moins fréquentées ; accélérer le flux des visiteurs en multipliant par 1,3, voire 1,5 la vitesse de lecture des lecteurs ; créer un programme de visite express « le meilleur du Louvre au pas de course emmené par un opérateur en rollers ou en Segway, une expérience intense en quarante-cinq minutes chrono. »… En appliquant quelques-unes de ces réformes le Louvre peut espérer faire circuler trente pour cent de visiteurs supplémentaires !...
Inutile de dire que l’auteur s’en est donné à cœur joie pour caricaturer ces types de propositions et ce genre de cabinets conseils, par la même occasion !
Mais le clou du spectacle reste à venir : La Joconde, vous connaissez ? Tout le monde connait ! C’est la pièce maîtresse du musée ! Pourtant elle est dégradée par les outrages du temps. Ses vernis oxydés et jaunis ont déréglé ses contrastes, opacifiant le portrait qui année après année s’enfonce un peu plus dans la pénombre. Il faut la restaurer, mesdames et messieurs : « Réfléchissez-y : grâce à l’allègement de ses vernis, la peinture retrouvera son éclat originel. Redonner ses vraies couleurs à La Joconde, c’est créer un événement planétaire et vous assurer la venue de millions de gens empressés d’admirer sa photogénie nouvelle. »
Et voilà, la balle est dans le camp des experts (et d’Aurélien) : Faut-il ou ne faut-il pas restaurer La Joconde ?
La laisser dans son « jus » historique, lui conserver sa patine comme une marque de noblesse, mais « Le chef-d’œuvre de Léonard, comme quantité de tableaux, avait fait l’objet de nombreux revernissages au gré des époques. Souvent effectuée à la demande de copistes désireux de mieux discerner les détails de leurs modèles, l’application d’une nouvelle pellicule de vernis sur des vernis anciens avait l’avantage de leur rendre pour un temps leur transparence. On appelait ce procédé « régénération » – ce qui faisait davantage penser à une crème de L’Oréal qu’au Titien. Mais inéluctablement la nouvelle couche s’oxydait pour devenir elle-même un film opaque et jaune, réclamant un autre revernissage. C’est ainsi que s’empilaient sur La Joconde de multiples couches de vernis, de formulations variées, gomme-laque, résine, qui la plongeaient dans une brume obscure et dénaturaient ses couleurs. »


Ou alors, à l’aide de solvants, pour ramollir ces couches surabondantes, et de grattoir, alléger les vernis oxydés et opacifiés tout en préservant les glacis car « La difficulté avec Léonard, c’est l’usage qu’il fait de glacis très fins et très légèrement teintés grâce auxquels il obtient son modelé inimitable, le sfumato. La Joconde est le tableau où il est à l’apothéose de cette technique. Dissoudre les vernis, c’est risquer de dissoudre les glacis en dessous. Enlever trop d’épaisseur de vernis pourrait conduire à perdre des informations de couleurs, à durcir les dégradés et faire disparaître de subtils détails, à altérer définitivement la couche picturale. »
Deux écoles s’affrontent, les Anglo-Saxons partisans d’un dévernissage total des tableaux et les Latins adeptes du "golden glow", du jus de musée, sans lequel une œuvre ne mérite pas sa place sur une cimaise.


Et Aurélien (n’est-ce pas un peu Paul ?), que pense-t-il de tout cela ?


Pour l’auteur, en écrivant ce livre, il traite de notre rapport aux images, à la beauté, à l’Art et au temps. Il s’est intéressé aux métiers de la restauration et notamment à celle de la "Sainte Anne" en 2019, à l’occasion des 500 ans de ce chef-d’œuvre de Léonard de Vinci. Il a réalisé qu’il y avait, dans la confrontation entre l’artiste et le technicien, matière à la dramaturgie, à raconter des histoires. Et que l’on peut se questionner sur les conséquences d’un travail effectué durant de longs mois sur un tableau en tête-à-tête avec un grand maître, et du fait de porter la main sur un chef-d’œuvre. Que se passe-t-il dans cette lenteur, dans cette interaction ? N’y a-t-il pas la tentation pour le restaurateur d’aller plus loin et de confronter durant ce processus son propre talent à celui du maître ?


Pour ma part, j’ai trouvé ce livre techniquement enrichissant, satiriquement réjouissant, mais malheureusement, certaines péripéties m’ont paru superfétatoires, non crédibles, voire grotesques et déplacées et quelques passages, interminables et particulièrement ennuyeux.

Philou33
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le 4 août 2023

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Philou33

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