Ceci n'est pas de la littérature de gare

Ouvrage - Roman ? Conte ? (Auto)biographie ? - à plusieurs voix : celle du héros, qui se raconte dans un cahier ; celle d'un mystérieux correspondant anonyme ; celle du conteur qui nous livre cette histoire par épisodes ; mais aussi, vers la fin de divers intervenants : auditeurs invités ( ou forcés par la disparition du conteur ) à donner leur interprétation ; celle de passants plus ou moins imprévisibles, énigmatiques... les quarante dernières pages ( où l'on se perd un peu, c'est vrai ) donneraient même l'impression que c'est au lecteur de choisir la fin de l'histoire.
« L'Enfant de sable » est un peu déroutant dans sa forme, mais pas tant que cela pour qui a vêcu un peu au Maroc. J'ai eu en fait la sensation de me retrouver sur la place Djama El Fn'a à Marrakech, parmi la foule des badauds captivés par ces conteurs dont malheureusement je ne pouvais comprendre les histoires. Je remercie Tahar Ben Jelloun de m'avoir au moins donné l'impression d'y être arrivé un peu.

La frustration de l'homme sans héritier mâle qui ne supporte pas l'humiliation de ne pouvoir perpétuer son nom ( et léguer ses biens) est loin d'être ignorée chez nous. Mais cette histoire de fille que son père décide de faire passer pour un garçon qu'il prénomme Ahmed, de l'élever comme un garçon... avec la complicité de la mère, de la sage femme, du coiffeur chargé de la circoncision ... ( et de Dieu, forcément ! ) peut paraître invraisemblable. D'autant plus quand cette fille accepte, par respect filial, par jeu, par intérêt ( car « naître fille est une calamité » ) ... d'assumer ce mensonge.

Hélas, devenu "Homme" capable de prendre la place de son père, il/elle pousse la supercherie au bout de sa logique : « Un musulman complet est un homme marié » a dit le prophète. Or comment et avec qui Ahmed ( « la personne qui loue Dieu » ou « plus digne de louanges ») pourrait-il/elle faire des enfants ?

En choisissant d'épouser une cousine handicapée et épileptique, qu'il croit pouvoir faire sortir de sa condition de paria familial, mais qui va finir par lui faire horreur, il met en fin de compte le doigt dans un engrenage infernal, et la situation lui échappe. Nous assistons alors à la descente aux enfers du personnage qui, bien que rongé par la culpabilité ( notamment vis à vis de son père ), découvre ce qu'il/elle a perdu dans l'affaire, et finit par désirer retrouver sa féminité. Cela passe par de longs errements oniriques,plus ou moins fantasmagoriques... C'est d 'ailleurs le moment où le récit lui-même se met à divaguer...

En fait l'auteur se livre à une critique de la société traditionnelle marocaine : le lecteur évolue au milieu d'une société hypocrite mais résignée, où règne le mensonge familial (les sœurs sont au service de leur « frère » mais il n'y a aucune solidarité entre elles, pas plus qu'il n'y a de solidarité entre leur mère et elles), le mensonge collectif ( voir ce qui se dit et se passe au hammam ), le poids de la tradition et de la religion : la femme est une usine à fabriquer des enfants (de préférence, des mâles), éternellement soumise, humiliée et contrainte par les hommes ; le mâle est présenté comme usant et abusant des pouvoirs que lui confère la tradition.

Et tout ce qui remet en cause ces repères est évidemment déraisonnable.

Pire : en mettant ce modèle sclérosé en question, le personnage d'Ahmed et la diffusion de son histoire ( basée sur des faits réels ? ) auprès d'un public qui se réunit régulièrement pour l'entendre et auquel on demande son avis indisposent les autorités : les conteurs ont dû quitter la place que la municipalité a nettoyée pour y construire une fontaine musicale qui diffuse la 5° symphonie de Beethoven !

Reconnaissons tout de même que cet ouvrage date un peu: depuis 1985, la condition féminins a connu de nettes améliorations, surtout avec le code de la famille ( Moudawana ) de 2004.
Pier-Yvan
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le 7 sept. 2014

Modifiée

le 8 sept. 2014

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