Bon, je crois que vous avez eu le temps de comprendre que j'aime bien (euphémisme) Catherine Dufour. A l'heure actuelle, la dame me paraît clairement représenter ce que notre sinistre pays a pu produire de mieux dans les domaines interlopes de l'imaginaire. C'est qu'elle écrit bien, Madame Dufour. Mon premier contact avec sa prose, ce fut avec l'excellente nouvelle « La Liste des souffrances autorisées », dans le gros Bifrost n° 42. Une SF paranoïaque et passablement absurde, drôle certes, mais terriblement noire aussi. Puis ce fut son beau roman de science-fiction Le Goût de l'immortalité, superbement écrit et très très très noir (tout de même). D'où ma surprise quand, dans une vaine et stupide tentative de renouer avec la vie sociale et le contact humain, mais en y allant doucement, hein, je me suis inscrit sur les forums du Cafard cosmique et d'ActuSF, où j'ai pour la première fois véritablement entraperçu un « autre » versant de Catherine Dufour, plus drôle et plus léger, et qui caractérisait la fantasy burlesque et outrancière de la série « Quand les dieux buvaient » (déjà, j'aime ce titre). Premier tome : Blanche Neige et les lance-missiles. Le genre de titre qui me parle instantanément... Je n'ai pas pu le lire, hélas, pas plus que les suivants, L'Ivresse des providers et Merlin l'ange chanteur, introuvables dans mes librairies préférées (oserait-on espérer une réédition ?) [EDIT : oui]. Mais après le fort sympathique entre-deux constitué par Délires d'Orphée, j'ai néanmoins décidé de me plonger dans la lecture de ce nouvel opus de la série. Pas le tome 4, hein, mais le tome 0 (les préquelles, ça marche fort en ce moment, coco ; d'ailleurs, coco, le tome -1 serait en cours de rédaction, ça te la coupe, hein ? [EDIT : en fait, j'en doute...]). Pas besoin d'avoir lu les autres, donc. Ouf.

Un bon point de plus pour Catherine Dufour : loin de dénigrer Terry Pratchett comme certains de ses collègues et bon nombre de ces gens absolument infréquentables que sont les critiques, elle clame à tout va son admiration pour le bonhomme et le profond respect qu'il lui inspire, allant jusqu'à dire, non pas qu'il constitue une influence de son œuvre, mais qu'elle l'a purement et simplement plagié (elle a raconté à plusieurs reprises avoir envoyé une lettre à l'auteur, lui demandant la permission de le voler ; pas de réponse, et qui ne dit mot consent, alors...). On n'ira peut-être pas jusque-là, hein : elle a bien su créer son propre univers, son style n'appartient qu'à elle, et le tout est quand même bien autrement punk, comme on le verra bientôt. Ca n'empêche pas la reprise occasionnelle – et très honnête, puisque précisée – d'un gag ou d'un jeu de mot (par exemple, p. 34, un emprunt à Patrick Couton, l'excellent traducteur de Pratchett, en l'occurrence à Accros du roc ; et moi aussi j'ai mis du temps à le comprendre, celui-là...), voire d'un procédé, mais utilisé d'une manière très personnelle et pertinente (ainsi les hilarantes notes de bas de page de controverse entre l'auteur et l'éditeur sur le gore et l'ellipse, perturbée par un piquequnaqui remarquablement volontaire). On est donc a priori bien loin d'une certaine fantasy de bas étage, mercantile au possible, passant par la parodie lourde et vulgos des classiques du genre, à destination des ados décrébrés, comme on en trouve ad nauseam chez * chut chut pas de marque *.

Et pourtant, L'Immortalité moins six minutes est bien une parodie. Et du Seigneur des anneaux, en plus.

Et pourtant, L'Immortalité moins six minutes ne rechigne pas à la « vulgarité » à base de délires scatos et compagnie.

Argh ?

Ben non : L'Immortalité moins six minutes est une indéniable réussite, hilarante et bien foutue. Etonnant, non ?

Oui, L'Immortalité moins six minutes est une parodie, mais une bonne parodie. A la différence des insupportables navetons prétendument parodiques qui encombrent régulièrement nos écrans type Scary Movies et autres déjections du genre, ce roman ne se contente pas de bêtement reprendre l'intégralité d'une scène et d'y rajouter en mode automatique un jeu de mot et une blague éculée pipi-caca-foufoune (avec, pour résultat, des séquences qui ne sauraient être drôles pour qui ne connaît pas la référence de base, et qui bien souvent ne le sont pas davantage pour qui la connaît tant l'humour vole bas, disons au 3e sous-sol de la caserne d'un régiment de paras) ; non, il comprend l'œuvre de base, la respecte, l'analyse, en fait ressortir certains aspects ; et si le gag fonctionne d'autant mieux que l'on saisit l'allusion, l'humour est néanmoins efficace indépendamment de la référence.

Oui, L'Immortalité moins six minutes est « vulgaire ». Mais c'est bien, la vulgarité. Moi j'aime bien, en tout cas. Quand les bonnes âmes se plaignent de la vulgarité, je repense immédiatement au fameux réquisitoire du Procureur de la République Desproges Française contre le prévenu Jean-Marie Le Pen : « S'il est vrai que l'humour est la politesse du désespoir, s'il est vrai que le rire sacrilège, blasphématoire, que les bigots de toutes les chapelles taxent de vulgarité et de mauvais goût, s'il est vrai que ce rire-là peut parfois désacraliser la bêtise, exorciser les chagrins véritables et fustiger les angoisses mortelles, alors, oui, à mon avis, on peut rire de tout, on doit rire de tout. » Et le fait est que là, on rit, et beaucoup. Pas comme à une blague de pet, non : on rit franchement, sans fausse honte ni rien de tout ça. Parce que l'humour, chez Catherine Dufour, y compris voire surtout quand il se fait particulièrement irrévérencieux, quand il nage dans la diarrhée et le vomi alors même que les Anglais ont débarqué, cet humour-là, donc, est bel et bien « la politesse du désespoir ». On aura l'occasion d'y revenir.

Mais commençons par le commencement (temporaire, hein, dans l'attente du tome -1).

Il était une fois un monde paisible et beau qui vivait dans une relative harmonie ; un monde heureux, où l'homme, par nature stupide, était bien rare, n'ayant pas encore compris un truc à base de zigounette et de pilou-pilou : un homme, alors, en plus d'être bête, c'est vert, et ça a pour parents consternés des adolescents nains et ogres aux hormones en ébullition, qui se sont éloignés un jour derrière un buisson pour y prôner l'amitié entre les peuples.

C'était un monde où tout souafles étaient les borogoves, un monde magique, avec tout plein de créatures magiques dedans (en tout cas, y'a de la pomme). Les fées, notamment. Tiens, Babine-Babine par exemple. Qui est un peu cruche en plus d'être fée. Et qui a le feu dans la culotte, aussi. Un beau jour, Babine-Babine a décidé de quitter son amour de toujours Moudubas pour un autre amour éternel (un korrigan). Le problème est que Moudubas est un elfe noir. Et les elfes noirs sont méchants. Après avoir passé sa colère sur un poulailler, Moudubas décide donc de se venger ; il ne trouve rien de mieux à faire que de saboter le miroir magique de Babine-Babine. Ce qui craint un max. Parce que Babine-Babine, à trop se regarder dans ce miroir, change radicalement : elle ne se contente plus d'être une pintade écervelée, elle devient en outre méchante et vaniteuse. Ses amies, la botaniste cynique et ivrogne Pétrol'Kiwi et la goudou frénétique Pimprenouche, aimeraient bien retrouver leur copine d'antan. Problème : ça implique de se débarrasser de ce satané miroir magique. Mais un objet magique, ça ne se détruit pas comme ça. Il faut faire une quête.

Putain.

Une quête. Cette saloperie niaise et prétendument initiatique, dont on doit ressortir grandi, mais avec plein d'ampoules et de maladies nuisant fortement à l'intégration sociale. Le machin, là, où c'est qu'y a toujours un Gros Vilain Porté Sur Le Mal Gratuit Et La Majuscule Tout Aussi Gratuite, avec l'inévitable traître, et le comparse qui crève. Tiens, regarde ces nabots, là-bas, avec des pieds pleins de poils et qui fument des trucs bizarres et qui sont poursuivis par de sinistres cavaliers noirs et qui semblent éprouver un malin plaisir à prendre chaque fois la pire des décisions : eux, y'a pas photo, ils doivent se taper une quête. Bon, ben, y'a qu'à les suivre, hein, on verra bien comment ils le détruiront, leur objet sub-éthéré à eux. En attendant, y'a de jolis paysages...

Et c'est ainsi que nos deux fées plus vraies que nature (avec des pulsions érotomanes incontrôlées et des problèmes de digestion bien compréhensibles) se retrouvent malgré elles sur les traces de Frodon et de la Compagnie de l'Anneau. Et le lecteur du Seigneur des anneaux se régale. Parce que, si la parodie est caustique et irrévérencieuse, elle est aussi remarquablement pertinente. En suivant le cheminement des fées et leurs commentaires présumés innocents sur le moindre événement, on prend bien conscience de l'indéniable talent de Tolkien, de son influence sans pareille, et la mise en avant de tous ces « clichés » de la quête, bien loin de ne constituer qu'une attaque bête et méchante contre le Seigneur des anneaux, opère en fait à de multiples niveaux : l'œuvre parodiée, finalement, en ressort grandie ; les innombrables et pathétiques plagiats de Tolkien qui pullulent de plus en plus ces dernières années, par contre, à se retrouver ainsi mis à nu dans leur manque d'originalité et leur foncière malhonnêteté, perdent définitivement toute crédibilité, et jusqu'au peu de saveur distrayante que quelques âmes charitables entendaient encore leur accorder. C'est ma lecture, en tout cas... (Catherine Dufour, à vrai dire, a émis une opinion assez différente, parlant de sa vision du monde de Tolkien comme « fascisant » - ce en quoi je ne suis pas du tout d'accord, mais c'est une critique courante... -, et de sa volonté de l'aborder sous l'angle de la culture orque - ce qu'elle fait très bien).

Et puis, merde, de toute façon, c'est drôle. Faudrait vraiment être le dernier des culs-serrés pour prétendre le contraire. Que ce soit dans la parodie ou indépendamment, l'humour fait mouche, et L'Immortalité moins six minutes remplit ainsi à merveille ses promesses de fantasy burlesque à se pisser dessus. Faut bien le reconnaître : elles sont fort sympathiques, ces deux ahuries de Pétrol'Kiwi et de Pimprenouche. Et un peu connes, aussi, ce qui ne gâche rien. Ajoutez à ça une foultitude de bonnes idées, des allusions surprenantes et bienvenues, ainsi que quelques jeux de mots scandaleux, le tout servi par une plume vive et inventive : il y a amplement de quoi dérider le lecteur.

Et il y a plus aussi. Comme chez Pratchett, me direz-vous. Sauf que non. Ca se joue ici à un tout autre niveau. Au fur et mesure que le roman avance, la moquerie se fait plus aigre, le rire plus jaune ; et, par un effet de miroir déformant (logique), l'atmosphère de la fin du roman, sans qu'on puisse parler d'une rupture de ton préjudiciable à l'unité du texte, se fait bien plus noire, désespérée, voire tragique. On y empile les cadavres, et on tourne vers le futur un regard plein d'appréhension. Par-delà les genres et les styles, L'Immortalité moins six minutes rejoint ainsi Le goût de l'immortalité. Témoignage supplémentaire, s'il en était besoin, de la personnalité de l'œuvre de Catherine Dufour, et d'un talent aux multiples facettes, sachant susciter le divertissement sans passer par la compromission (il en allait de même pour Délires d'Orphée).

Et L'Immortalité moins six minutes est bien un très bon divertissement, bien écrit, drôle et prenant, et un peu plus que ça. Alors j'espère pouvoir lire un jour les suivants, et j'attends les précédents avec impatience.
Nébal
7
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le 14 oct. 2010

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Nébal

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