Confusion, peurs, dépression, impuissance, nullité. Lumbago. Horizons bouchés. Tout simplement : c’est fini… Ou quand même pas ? La nuit vainc le matin (C’est-à-dire : cette nuit, je me suis décidé pour L’Ultime…)



Cette bataille, cette victoire contre la nuit, c’est la victoire de toutes les lignes, de tous les mots dans L’Ultime Auberge, c’est une lutte acharnée de l’auteur envers et contre tout. Et pour ça, on nous perd - qui cherche-t-on à perdre ? - entre plusieurs parties, des notes, un journal, et rarement vraiment le roman en tant que tel, qui occupe la plus faible partie du tout.


L’Ultime Auberge est une lecture à un nombre fascinant de niveaux, à la fois personnel et complètement impersonnel, désespérant comme fondamentalement inspirant, douloureux (souvent) comme lumineux (parfois). De même qu’Imre Kertész lutte contre sa maladie de Parkinson pour livrer son Ultime… Nous - en notre qualité de lecteur- peinons à travers toutes ces bribes affables, affaiblies, perdant peu à peu… Perdant quoi ? On ne sait jamais trop, un contraste, une fluidité, des formes.


L’auteur dira et répétera qu’il perd, lui, en radicalité. En grand style.



Une peur étrange s’est installée en moi, la peur des perdants… Une question, dès le réveil : comment ai-je osé écrire des livres, et comment-ai-je osé les publier ?
L’écriture comme art de se taire.



Ce n’est pas pour rien que le livre commencera ainsi sur « Aube. », ce moment où la lumière peut encore naître. Aux moments les plus durs - un Kertész mesurant la distance entre son balcon et le bitume - sont emmêlés, empoignés encore de nombreux passages comme éthérés, quasi-lyrique parfois (son Amour pour sa femme, toujours conservé) ; de nombreuses peurs planent pourtant déjà : la dépossession de son œuvre, de ses facultés physiques, de soi (passages terribles où il se voit, tôt dans le matin, tel un Autre qu’il ne reconnait plus, en train de taper à l’ordinateur. Relectures de notes sans comprendre.).


Et la maladie de Parkinson, et l’obtention du Prix Nobel, ne feront que renforcer toutes ses impressions. Détesté - tout au plus ignoré - dans son pays, la Hongrie, Imre Kertész est un juif errant, adoré en Allemagne, un colporteur accueilli pour lire ses textes un peu partout dans la sphère occidentale, mais certainement pas en Hongrie, où ses connaissances (Ligeti) critiquent son œuvre, et lui aussi.


Pourtant, parfois il reçoit des félicitations, ou il relit une vieillerie : Liquidation (dont l’écriture chahutée occupera toute la première partie du livre), Kaddish ou surtout Être sans destin, ce livre qui n’est plus alors le sien, dont la genèse est oubliée depuis longtemps et dont l’adaptation en film le surprend. Il relit son passé, il est rappelé sans possibilité de s’en extraire à son passé, et il s’en émeut, il touche, il poigne. Encore, il en était capable, donc.



Cet endroit désolé où sont exécutés les condamnés est pour lui le centre du monde… Tout le monde est gentil avec moi, comme si on me menait à la potence.



A perdre son temps - qu’il pressent comme de plus en plus précieux - Imre Kertész de plus en plus se hait à le perdre ; les réceptions incessantes, les voyages, il se perd, il s’assombrit.


Son désespoir, son pessimisme habituel s’enfonce encore davantage dans des miasmes, dans des chaos, on atteint une sorte de pertinence du désespoir comme ultime instinct créateur si l’on peut dire : de pages en pages, l’on se rend compte de l’horreur, des notes du « Jardin des trivialités » comme il est appelé qui tendent à ne plus se réduire qu’à cette absence de style qui construit un style plus vrai, plus cru encore. Des phrases raccourcies. Des mots. Seuls. Un nom de ville, une impression. Un dégoût qui transpire de plus en plus facilement ; des propos qu’on ne cautionnera pas toujours sur l’état du monde, la judéité, mais si profondément enracinés et intimes qu’on les perçoit encore plus forts.


La lecture s’endurcit. Peut-on encore plus s’apitoyer sur cet être ? Il se lève pour l’écriture, et plus rien d’autre. Il tombe. Il est hospitalisé, on ne sait pas si s’arrêtera ici le carnet. Non, il reprend. Tant qu’il reste des notes, il est vivant : il produit. Et même parfois est encore content de ses productions. Encore, des notes.


Seulement, l’obscurité rattrape toujours tout.



L’esprit de l’évanescence plane au-dessus de tout…
Le froid flotte dans l’air, le froid m’enveloppe, le froid se niche en moi, dans mon âme, dans mes fibres… Mon cœur refroidi grelotte…
C’est la nuit et désormais, ce sera toujours la nuit.



Et, comme s’était arrêté violemment la première ébauche du roman L’Ultime Auberge, s’arrête violemment le journal du Jardin des trivialités. On sait dès lors qu’il ne nous reste plus que quelques pages - la deuxième et dernière ébauche de L’Ultime Auberge. Autofiction à la troisième personne du singulier, narrateur imaginaire, dans lequel Imre Kertész replace en substance toute l’intensité de son combat. Finalement, son combat, ce n’était peut-être pas tant la maladie que l’œuvre « ultime », ce dont il pourrait être fier encore une fois. La déchéance narrée.


Exit.



J’ai réussi tout ce à quoi j’ai aspiré dans la vie, et ces succès montrent que j’aspirais à mon propre anéantissement.
J’ai toujours eu une vie secrète, et c’était toujours la vraie.


Rainure
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le 23 févr. 2017

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