Je découvre ici Gene Wolfe et viens, en lisant son premier roman, de prendre un belle claque. Car c'est un bouquin à la construction déroutante et aux thèmes aussi profonds que complexes. Pas une lecture facile , les enfants, je vous le dis tout de suite, mais quelle lecture!
Le livre est divisé en trois nouvelles connectées mais très distinctes. Au travers de ces récits on découvre la vie sur Sainte-Croix, un monde colonisé par les Français, comme sa planète jumelle Sainte Anne. Un monde pas folichon : environnement vaguement victorien, avec totalitarisme, police secrète, exploitation des femmes, vente d'enfants, esclavagisme etc... Sur cet environnement hostile, Wolfe ajoute une hypothèse étonnante: les humains, en arrivant sur Sainte Anne auraient "génocidé" une population primitive qui vivait là, dit l'histoire officielle. Mais une thèse circule selon laquelle , les primitifs auraient "imité" les hommes et les auraient "remplacés".... Fariboles ?


Le livre aborde avec force le thème de l'identité personnelle, identité génétique ou culturelle. Le narrateur du premier récit est au centre d'un gros "doute", avec son frère jumeau, mais aussi ses doubles ici ou là dans la ville, son étrange tante, son père qui "expérimente" sur lui...Qui est ce père, où est la mère? Les miroirs, rares sur Sainte-Croix nous dit-on, dévoilent une fêlure étonnante dans l'identité du narrateur, cet enfant appelé n°5 que l'on suit vers une maturation aussi violente que freudienne. Ce thème de l'identité est exploré plus avant avec le personnage récurrent de John Marsh (le nom a son importance), un anthropologue dont le récit va faire scintiller la silhouette jusqu'à ce qu'elle se confonde avec le peuple même qu'il souhaitait étudier. Parti explorer dans le désert à la recherche des aborigènes de la légende, est-ce bien lui qui en revient? Jeté dans un cachot profond, lui-même semble en douter...Ce cachot n'est d'ailleurs lui aussi qu'une itération des événements de la deuxième nouvelle, un récit qui se situe des centaines d'années auparavant et met en scène des primitifs sur le point de connaitre le premier contact. Curieusement ces primitifs ressemblent déjà beaucoup aux hommes..."L'explication" est ... inattendue...


Au début de la troisième nouvelle, un policier étudie une pile de documents d'archive (documents audio, vieux cahiers, rapport de voyage anthropologique, interrogatoire de police etc... ).Dans ce fouillis, nous découvrons les liens secrets qui unissent les aborigènes, leur histoire millénaire, leur prouesses génétiques et le monde moderne des colonisateurs. Cette dernière partie valide en quelque sorte toutes les interrogations qui ont été soulevées par les jeux précédents. Je dis bien " valide" , pas forcément "résout"...


Ce roman est presque un roman policier, dans le sens où il va saupoudrer les trois récits d'indices qui valident ou invalident cette théorie du remplacement (hum...). Au fil des pages et des chapitres, on est amené à douter de tout ce qui est raconté, de l'identité des personnages, de la véracité de leurs propos, du bien fondé de leurs actions. Tout le récit est pris dans un flou incessant, comme si la matrix buggait sans arrêt. C'est aussi " exciting" que c'est frustrant. On pousse souvent un soupir de satisfaction en découvrant un indice qui semble lever le voile...pour le voir contredit trois pages plus tard...


C'est donc un livre d'une richesse bluffante abordant le thème de la colonisation, de l'évolution, ou de la mémoire avec un brio rare, et dont le style et l'approche ne sont pas sans rappeler peut-être " La main gauche de la nuit" de Ursula Le Guin . C'est aussi un livre à relire je crois, car la relecture éclaire beaucoup les obscurités initiales. Un sacré bouquin, pas évident, mais que je vous recommande.

nostromo
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le 23 févr. 2016

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nostromo

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