Edmond de Goncourt a accusé Germinal, sorti quelques mois plus tard, d'avoir fait de l'ombre à La Fille Elisa. Il est en effet possible que le tirage original d'Elisa aient soufferts de celui de Germinal. L'oubli de La Fille Elisa a, quant à lui, d'autres causes. Moins qu'un roman, plus qu'une nouvelle, l'implacable descente d'une pauvresse mal éduquée de la prostitution à la prison puis la folie et enfin la mort n'offre rien de neuf, même en 1876 : il y a quinze ans que Paris connait Fantine.
Soyons juste : il était naturel qu'un naturaliste revisitât la prostitution, Hugo étant Hugo n'avait pu que survoler le problème. D'ailleurs, lorsque Goncourt écrit La Fille Elisa, Zola n'a pas encore écrit Nana (1880), roman qui n'osera d'ailleurs pas dénoncer ce commerce dans toute sa vulgarité (Nana est une poule de luxe, tout le contraire d'Elisa). Goncourt ose dresser un tableau relativement complet de ce milieu : des bordels familiaux de province, aux plus sordides bouges de Paris, le mépris dont étaient - et sont - victimes ces femmes, l'iniquité de la justice envers elle ; Goncourt dit tout !
On le sait tous depuis la lecture d' extraits du Journal sur les bancs de l'école : les Goncourt ont une des plus belles plumes du XIXe. Leur technique d'écriture est somptueuse, à la fois limpide et imagée, aérée par une ponctuation qui sait se faire discrète (qualité ô combien rare), portée par des moments de bravoure qu'on a envie de retenir par cœur ou de répéter à haute voix.
Flaubert, méchant sans en avoir l'air, comme toujours, a dit de ce roman qu'il était "plein de talent", c'est à dire vide du reste ; de fait, rien n'appartient à Goncourt dans ce livre, les personnages sortent de Balzac - tel ce directeur de prison " avec un crâne dénudé, fumant et suant" qui pense ses pensionnaires heureuses sitôt qu'elles ont à manger et à se vêtir et ne songerait pas à s'offusquer qu'on leur impose, des années durant, le silence- ; les meilleures scènes de Hugo - telle la mère d'Elisa qui ne vit sa fille que deux fois depuis qu'elle a quitté le foyer : pour témoigner contre elle lors du procès et lui demander de l'argent en prison -; la trame générale du roman sort de l'esprit d'un Zola peu inspiré, qui ne raconterait qu'une histoire au lieu d'en imbriquer trois ou quatre dans une intrigue savamment intégrée à la dantesque toile de fond des Rougon-Macquart.
En un mot, la trame du livre est bâtarde, comme l'est sans doute l'écriture. Mais le mélange réussit dans un cas et non dans l'autre. Et ce mélange, c'est Goncourt seul. Un autre, plus doué que moi, expliquera peut-être un jour cela. Je préfère vous laisser admettre l'évidence :
"Chez ces femmes aucune coquetterie, nul effort pour plaire, rien de cet instinct féminin, désireux, même chez la prostituée, d’impressionner, de provoquer une préférence, de faire naître un caprice, de mettre enfin l’apparence et l’excuse de l’amour dans la vénalité de l’amour ; seulement une amabilité banale, où l’humilité du métier se confondait avec la domesticité d’autrefois, et qui avait à la bouche, pour l’homme pressé entre les bras, le mot « Monsieur » dans un tutoiement."

Javeyrand
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le 25 sept. 2015

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