De quelques "pratiques sans gloire" de la République

Assurément, l'ouvrage est politique. Fermement installé dans une "anthropologie publique", l'essai de Didier Fassin rend compte de façon critique d'une expérience de quinze mois dans une Brigade Anti-criminalité de la région parisienne. La démonstration apportée tient en une thèse simple : la police est désormais moins chargée de rappeler l'ordre public que l'ordre social - moins la loi, que la place des populations visées dans la société. Les comptes-rendus ethnographiques sont éclairés à la fois par les expériences similaires - effectuées essentiellement en monde anglo-américain - et par une analyse des évolutions des représentations de la police et des quartiers, telles qu'elles sont véhiculées dans les cursus des agents de la paix et instrumentalisées par la politique depuis la fin des années 1990.

D'où il ressort que les actions de la BAC étudiée sont le plus souvent inefficace en termes de lutte contre le crime, qu'elles se positionnent, via la culture du chiffre, sur le contrôle d'identités et de recherche de stupéfiants, qu'elles sont le plus souvent contre-productives, du fait de l'usage très systématique de violences morales et physiques à l'encontre des publics visés, de réaffirmation,au final, des rôles alloués par le jeu social, par l'usage de techniques que Fassin qualifie de paramilitaires, en tout cas de provocations (sociologiquement) avérées.

Le côté lapidaire de ce résumé ne doit pas faire oublier les précautions que prend l'auteur pour remettre en permanence son propos en perspective à la fois de la nature limitée de son expérience (une BAC, quelques témoignages de hauts fonctionnaires et de commissaires) et de la diversité des comportements et des motivations. Le chapitre sur la discrimination est sans doute à ce titre un modèle du genre, aussi vrai qu'il est très difficile, en matière de sciences sociales, de faire la preuve d'attitudes discriminatoires, tant les variables sont nombreuses et permettent d'interprétations souvent diamétralement opposées. La problématique demande que soient articulées les responsabilités institutionnelles (la façon dont l'Etat français semble se servir de la police pour créer de toutes pièces des chiffres sur une insécurité qu'on n'a jamais connue aussi basse) et les responsabilités individuelles des agents sur le terrain, la discrimination étant le résultat de leur conjonction, avérée dans le cas du terrain concerné par l'essai.

Il est peu probable, selon Fassin, que la contre-productivité des politiques en matière de sécurité publique - constaté sur le terrain et dans les chiffres - puisse être amendé rapidement : depuis les émeutes de 2005, l'Etat a repris la main sur la recherche sociale en milieu policier, et il n'est plus possible à un chercheur tiers d'obtenir la moindre autorisation pour la réalisation d'études de terrain. Création d'une rhétorique sécuritaire via la manipulation des chiffres - dont on se garde bien de dire ce qu'ils désignent exactement -, création d'espaces de moindres-droits pour al population résidente là où l'on veut inventer des espaces de non-droit pour la république, main-mise sur les regards extérieurs susceptible de dégager des perspectives critiques des politiques mises en place. L'accent est clairement mis non sur la critique des individus - quand bien mêem certains de leurs modes d'action est en limite ou en deça de la légalité, amis bien sur les politiques qui rend ce fait possible et très largement impuni. Assurément, Fassin met en cause la droite au pouvoir, non sans rappeler que les premières mesures remontent à la gauche et ne sont, de toute façon, qu'une forme, certes amplifiées d'un mouvement que l'on retrouve partout en Europe.

Au final, un livre très fluide, où le récit de terrain se le dispute à l'analyse. La rhétorique est assurément critique, parfois même militante, assurément de parti pris - et justifié -, l'auteur visant à mettre au jour les faits de pouvoir là où le pouvoir ne se dit pas nécessairement comme tel, voire s'annonce sous d'autres figures. Texte militant, donc, au grand sens de la sociologie critique, engagée. On n'y trouvera donc pas de démonstrations quantitatives, mais bien la mise au jour d'un espace de sens permettant d'appréhender de façon vraisemblable et argumentée les raisons des comportements des acteurs. Probablement, donc, encore, un texte incontournable dans le champ d'étude qui est le sien. Certes, on en jugera plus ou moins favorablement de l'opportunité - d'aucuns diront de l'opportunisme - de la date de parution. Mais il me semble qu'il devrait stimuler, au moins localement les imbéciles, et de façon plus nourrie et approfondie, ceux qui souhaitent remédier aux dysfonctionnements de nos institutions.
Kliban
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le 1 janv. 2012

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Kliban

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