Il suffit de jeter un regard distrait sur les villes européennes pour y voir trôner dans la décontraction la plus totale les monuments des grands héros et des hauts faits de la tyrannie et de la réaction: royautés invariablement distinguées par leur florilèges de guerres somptuaires et de baguenaudes colonialistes, affairistes paternalistes aux colliers de barbe distingués et à la large panse, ganaches d'autrefois statufiées dans toute leur gloire martiale le plus souvent à cheval, victimes bienheureuses des guerres bourgeoises mortes la fleur au fusil des mémoriaux ripolinés qui jalonnent jusqu'aux plus mornes campagnes, en allant jusqu'à des abominations qui cumulent le tout comme la colonne vendôme ou les innombrables monuments à la gloire des rois soi-disant catholiques d'Espagne ou le kitsch nationaliste et la bienveillance la plus totale pour hauts faits de rapacité génocidaire forment une apothéose de mauvais goût à haute teneur émétique. Et si vous vous perdez quelques instants dans le néant de cerveau disponible du petit écran vous pourrez y voir défiler les thuriféraires de l'ordre et de la gloriole faire des moulinets d'encensoir sur cette pierre si digne et passer la peau de chamois sur le phallus marmoréen des plus grands criminels de l'histoire récente de nos beaux pays. Ils ne manquent pas d'apologues ces chérubins de la richesse accaparée!


Mais où sont les monuments et les chantres exaltés de la gauche? Où sont les bustes en majesté de Robespierre? De Savonarole? Thomas Munzer? Qui tresse les lauriers rétrospectifs de Buenaventura Durruti et roucoule la gloire de Rosa Luxembourg et Charles Delescluze? Et Vallès et Alain Badiou? Me direz-vous? Je dirais qu'on en reparlera quand un présentateur de TV échappé du musée Grévin fera des pompiers rhétoriques à John Brown en prime-time. Ce qui nous manque tient surement à la décontraction: la gauche n'a jamais pu se permettre l'obscénité relax de la bourgeoisie troisième république et n'a jamais pu assumer sans arrière-pensée ses héros les plus glorieux. L'histoire récente a plutôt ressemblé à une pédalade en arrière, tant au cours des décennies récentes ont chu les statues de Lénine. Il nous faut de l'ambiguïté à nous les gauchiasses c'est notre côté dark et artiste on n'arrive pas à se satisfaire de nos petites tocades simplistes et de nos admirations juvéniles.


Cette difficulté traverse tout le roman de Vargas Llosa. Je dirais quand même qu'il s'agit peut-être d'un incontournable de la littérature de gauche...


La révolte de Canudos fait partie de ces quelques événements qui font la gloire du genre humain et au-delà de leur valeur réelle, des motivations concrètes et leur postérité ces événements ont une valeur symptomatique rassurante: non, le genre humain n'est pas destiné à croupir dans le marasme et le ronron, la résignation et la soumission moutonnière. Ici le livre est très clair et peint un portrait fidèle des conditions misérables qu'auront tenté de transcender d'un seul coup de dés magique une bande d'illuminés. Les exploiteurs satisfaits, rapaces violeurs ont le dernier mot mais celui-ci est exposé comme le faux hypocrite qu'il est. Leur fureur vengeresse est la preuve que les Jagunços de Canudos ont réussi a gripper la mécanique bien huilée de leur crapulerie. Le personnage du phrénologue écossais incarne bien cette fidélité nécessaire. Si ses convictions dissonent avec celle du conselheiro, il y reconnait la marque de la fraternité des révolutions nécessaires.


Car cette dissonance porte encore le stigmate de l'envers dark-artiste du gauchisme: Vargas Llosa peint un portrait sans fard de cette horde dépenaillée de gueux et ne tait pas ses aspects les plus clairement ambigus. Les procédés littéraires de l'auteur vont parfois à l'encontre de son gauchisme: une large part du roman est dédiée aux mauvais de l'histoire et la multiplication des point de vue éloigne de Canudos et donne au tout un air de pas-y-toucher qui sent bon le centrisme le plus faisandé.


Mais peut-être parce que son sujet ne lui laissait pas d'autre possibilité, Vargas Llosa conclut son œuvre sur une note d'hagiographie bien venue, légèrement messianique comme il faut. Il fait un livre très de gauche en fin de compte, maniaque dans la nuance, mais dont le dernier mot tombe comme une adhésion sans réserve.


On doute jusqu'à la fin mais à la fin, il n'y a plus de doute possible.

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le 4 févr. 2019

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