La seule trace qui vaille est celle qu'on se crée, à la pointe extrême de ce qu'on peut.

Rares sont les livres dont la lecture s’est avérée aussi riche et dense. Le dernier en date, pour ma part, est sans doute le premier tome de Dune, et c’est amusant de constater que les deux livres ont aussi produit des sensations assez similaires et se rapprochent sur de nombreux points. Le plus évident, bien sûr, c’est l’atmosphère qui imprègne chaque page pour établir un univers qui ne laisse pas indifférent et qui marque, le travail fait sur l’environnement lui-même. Ici, Damasio nous décrit le vent sous toutes les formes et coutures imaginables, pour l’associer à des concepts philosophiques, scientifiques, voire théologiques. Le vent n’est pas uniquement un élément du décors qui devient personnage à part entière, il n’est pas seulement l’objet de la quête qui anime la Horde depuis son enfance ; le vent est le cœur même du récit, son nœud, son vif. Il est le récit.


Beaucoup a déjà été dit sur l’univers de la Horde, le style de Damasio, la richesse de son œuvre. Et si j’y reconnait là un œuvre incroyable et marquante, si j’admets qu’il s’agit sans doute l’un des romans français qui allient le mieux la SF, la fantasy et l’aventure, et qu’on peut sans doute parler d’œuvre culte ou de référence ; je dois admettre qu’il y a quand même quelques défauts qui l’empêche de le mettre au même niveau que Dune, par exemple. Ou pour être plus exact, beaucoup d’éléments constituent à la fois un point fort et un point faible, dans le sens où Damasio étale une grande maîtrise ou propose d’excellentes idées, mais en abuse.


L’exemple le plus parlant, c’est bien sûr le style. Damasio nous montre une grande maîtrise de la langue française, jouant avec et l’utilisant avec une minutie incroyable. Parfois trop, lorsque ça devient pompeux, lourd, pas forcément utile. Le duel d’Alticcio est un régal pour la langue, mais n’est pas forcément pertinent pour le récit, par exemple. De même, la variation des styles d’un personnages à l’autres est intéressante et permet de les identifier assez vite sans avoir à recourir au symbole ; mais les tournures sont parfois alambiquées, le fil de pensée est décousu, et il y a cette alternance présent/passé dans la narration (parfois dans le même paragraphe) qui rend le tout déstabilisant.


La façon dont Damasio joue avec la langue, la déconstruisant pour mieux la reconstruire, jouant beaucoup sur les mots par moment (surtout avec Caracole), ou alors via des néologismes ; est incroyable. Pourtant, comme pour le reste, Damasio va trop loin dans l’idée, se laisse envahir par son concept au point d’en perdre le fil narratif du récit. Dès le début, on note des coquilles, des fautes de syntaxes, qui parfois ont du sens pour le personnage dont c’est le point de vue, mais à plusieurs reprises nous sortent du récit. Tout comme l’emploi des mots, que ce soit pour les jeux de mots (qu’on comprend assez bien) ; mais aussi des mots qui ne sont pas positionné au bon endroit dans la phrase, ou alors des mots qui ne sont pas employés correctement.
Bref, ce qui ressort du style (ou des styles) de Damasio, c’est pas tant que ce soit pompeux, indigeste, ou lourd ; c’est plutôt cette impression de se laisser emporter par ses propres mots, ne plus les contrôler. Ce chaos est à la fois un point fort, parce qu’il rend le texte unique en son genre, mais un point faible parce qu’il est parfois superflu au récit lui-même.


Un autre exemple, ce sont bien sûr les personnages. Parce que Damsio choisit de créer non seulement vingt trois Hordiers, mais aussi de développer leurs points de vue. Alors oui, bien sûr, au début, on est un peu perdu et on se réfère souvent au petit marque-page ; mais honnêtement, après une centaine de pages, ça vient tout seul. Parce qu’au bout du compte, ce sont souvent les mêmes qui reviennent, donc on finit par reconnaître leurs symboles, mais aussi le style qui les anime. Et si le destin de la Horde est assez prévisible dès les premières pages, on aurait quand même aimé à les connaître plus. Parce qu’aussi étrange que cela puisse paraître, ce n’est que vers la fin du roman qu’on commence à voir une forme d’interaction, de dynamique entre eux.


Auparavant, ils donnent l’impression d’être très distants les uns des autres, ils interagissent au final très peu ensemble (ou alors en dehors du cercle des 4-5 principaux), ce qui semble bizarre compte tenu qu’ils vivent ensemble jour et nuit depuis une trentaine d’années. C’est aussi dommage qu’on n’en vienne pas à explorer chacun des membres (mais on comprend que ça aurait été sans doute beaucoup trop), si ce n’est lors de quelques passages charnières où on sent vraiment cet esprit de communion (le syphon, par exemple). De même qu’en dehors de quelques personnages, qui ont droit à un passage où on les découvre sous un jour nouveau (coucou Callirhoé) avant d’être mis de côté ou oubliés (franchement, il y en a qu’on oublie pendant des centaines de pages avant qu’ils réapparaissent), bah on reste sur notre fin pour beaucoup d’entre eux, et leur conclusion se montre assez frustrante.


Surtout, et je pense que c’est là l’une des tristes conséquences du système mis en place par Damasio, c’est que ça renforce le côté où chaque personnage joue un seul et unique rôle dans la Horde. Alors on comprend l’idée et les inspiration qui y conduisent, le rôle que ça joue pour le dernier acte ; mais du coup ça laisse circonspect, puisque ça paraît quand même improbable qu’aucun n’apprenne le rôle des autres au fil du temps (ne serait-ce que pour pallier s’iel meure ou est juste malade et inapte). Et ce qui est dommage, c’est que la répartition des rôles suit un schéma qui, mine de rien, a des relents sexistes, renforcé par le comportement des hommes et le destin des femmes de la Horde (Oroshi, Alme et Callirhoé en tête). Au point que ça en devient quand même très malaisant dans plusieurs passages. Je ne suis sans doute pas le mieux placer pour en parler, mais ce sexisme latent, voire dégoulinant par moment, est quelque chose d’assez marquant et qui ressort beaucoup de cette lecture ; et même les excuses pour certains personnages (Golgoth par exemple) ne suffisent pas pour en faire abstraction ?


Et puis, il y a aussi l’histoire. Une aventure palpitante, même si on en grille le dénouement une fois qu’on a compris le concept de la Horde. Difficile d’ailleurs de comprendre le mystère derrière cette quête, d’autant plus quand on découvre ce qu’il en est et les révélations qui nous sont réservées. Peut-être que c’était une façon de Damasio de jouer avec les attentes de ses lecteurs, pour accentuer que l’important n’est pas la destination mais le chemin parcouru, que l’objectif de la Horde n’est pas forcément d’atteindre l’Extrême-Amont mais de survivre à sa découverte. Et c’est ce qui fonctionne, car plutôt que de se concentrer sur ce qui les attend au bout, en tant que lecteurs, on se concentre sur ce qui leur arrive en chemin, les périls qu’ils doivent affronter et surmonter, qu’ils soient naturels ou par les ennemis rencontrés.


Cela donnera un rythme assez particulier au roman d’ailleurs, avec des passages qui se dévorent tous seuls (je pense au passage avec l’Escadre, la traversée de Laspane ou bien sûr le dernier acte) et d’autres, beaucoup plus lourds, avec des longueurs superflues par moment. Des passages où les points forts deviennent les points négatifs et où ces faiblesses ressortent encore plus. C’est une dynamique et un rythme plutôt étrange, puisqu’on peut presque y voir une symétrie avec le vent (les bourrasques, les moments plus calmes, les brises qui rafraichissent), et c’est vraiment ce qui cimente à mon sens le rôle du vent dans le récit, puisque c’est ce rythme, ce vif, qui va au bout du compte décider si un même élément va être positif ou négatif.


Pour ma part, j’ai adoré ce mélange SF/Fantasy/Aventure et si la lecture a été parfois laborieuse et dense, je me suis régalé, malgré les défauts que j’ai pu mentionnés. De même que l’univers, même si j’aurais aimé en apprendre plus, en découvrir davantage sur ses mécaniques et ses règles, sur la formation des Hordiers, je me suis laissé plonger dans cette douce poésie du vent, sur cette quête de soi. Même si Sol n’est clairement pas mon Hordier préféré et qu’il me fait presque un peu penser à Frodon dans son rôle du héros malgré lui, j’ai pris plaisir à découvrir ces personnages et à suivre leur quête initiatique.


Le récit est riche et feuillu, il ne laisse pas indifférent, on a vraiment l’impression d’une œuvre organique dans laquelle Damasio s’y est jeté corps et âme, pour le meilleur comme pour le pire. La quête elle-même de l’Extrême-Amont nous réservera des surprises, mais j’ai aimé aussi comment elle nous est introduite dans le contexte de l’univers, avec les menaces qui planent sur la Horde, qui se laisse guider par cette détermination indéfectible, mais aussi comment elle se retrouve parfois confrontée à ses propres faibles, ou ses propres doutes. Que ce soit les Poursuiveurs qui essayent de les éliminer, ou bien parce que les Fréoles les rendent obsolètes par leur avancées technologiques. Sauf qu’au final, tout ceci est insignifiant puisque le but n’est pas d’atteindre l’Extrême-Amont, rendant la Horde éternelle.


La Horde du contrevent est une œuvre unique et puissante, c’est indéniable. Mais c’est aussi une œuvre paradoxale, où au détour d’une page, d’une phrase, d’un mot, ses atouts peuvent aussi devenir ses écueils. C’est une œuvre complète, captivante, viscérale, mais qui est aussi bien marquée par les points positifs que négatifs de son auteur. C’est une œuvre que je serai incapable d’écrire, que ce soit au niveau de la forme ou du fond, tant elle s’ancre dans un imaginaire et un style vif, foisonnant, détaillé, incoercible. Et je pense que c’est surtout cet aspect qui marque le lectorat, qui ne le laisse pas indifférent et qui donne à La Horde la réputation d’œuvre culte qu’elle a acquise au cours des années.

vive_le_ciné
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le 11 avr. 2021

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