Je m’en souviens encore comme si c’était hier.
C’était pendant de longs trajets en train que j’occupais à lire.
On me disait que La horde du contrevent était un incontournable et qu’il fallait que je m’y risque. Alors cet ouvrage je m’étais risqué à l’acheter…
…Et pire encore, je me suis risqué à le lire.


Oui, je parle bien de « risque » car lire La horde du contrevent n’a rien d’une activité anodine.
Damasio lui-même disait dans une note présente à l’intérieur de l’ouvrage qu’il avait passé beaucoup de temps à le produire et qu’il remerciait la patience de son entourage quand il avait manqué de perdre pied.
Visiblement donc, écrire La horde du contrevent a aussi été un exercice éprouvant…
…Et étonnamment, c’est ce qui en ferait justement tout l’intérêt.


Eprouvant pourquoi ?
Eh bien tout d’abord éprouvant par le style.
La horde du contrevent prend place dans un monde imaginaire balayé par de puissantes bourrasques. Aberlaas, cité de l’extrême-aval, est le point d’origine de la horde qu’on nous invite à suivre au long de cette intrigue. Et tout y a été modelé par le principal élément structurant l’existence de toute cette société : le vent.
Les constructions, les fonctions sociales et même le langage sont modelés par le vent.
L’existence même des hordes n’est conditionnée que par une seule chose : devoir contrer le vent et ainsi trouver ce que cache l’amont.
Or lire un livre qui a décidé de faire suinter son univers jusque dans ses mots implique en conséquence que sa narration soit pétrie de ce langage courbé et modulé par le vent.


Lire la horde du contrevent c’est lire à travers les sensations de chaque membre de la horde.
Pas de narrateur extra diégétique. Juste les points de vue de chacun qui s’entrechoquent et qui finissent tous par avoir pour dénominateur commun celui de questionner ce grand souffle qui s’oppose depuis le départ à eux.
Ainsi, partir à l’aventure aux côtés de cette horde c’est passer régulièrement d’un narrateur à l’autre – vingt-trois au total – chacun ayant sa fonction propre au sein de la horde, sa sensibilité particulière face à la situation, ses tics de langue à lui…
Les transitions sont parfois rapides et ne sont signifiées que par des symboles qu’il va falloir apprendre à retenir et à identifier.
Face à ça, difficile de ne pas être emporté par le blast de ce torrent d’informations nouvelles et peu familières.
Au fond avancer dans ce bouquin c’est un peu devoir partager le pauvre sort de ces compagnons de la Horde. En chier des ronds de chapeau pour parfois avancer de bien peu.
Lire et relire en permanence juste pour récupérer tout ce qui est nécessaire pour ne serait-ce que passer à la page suivante.
En d’autres mots : une purge…


Seulement voilà, aussi étonnant que cela puisse paraitre, il est là le vrai coup de génie de ce bouquin.
Parce que, pour ma part, sitôt avais-je fini le premier chapitre que j’en avais déjà ma claque. J’étais usé. Fourbu. Et je me demandais pourquoi je m’étais infligé ça…
Et pourtant, sitôt un nouveau voyage en train s’imposait à moi que je me disais « Allez… On va contrer ce bouquin juste sur un chapitre supplémentaire, histoire de voir ce qui se cache un peu plus en amont… »
Un seul chapitre et j’étais déjà devenu un hordeux.
J’étais déjà pétri par cette idée que tant d’efforts ne pouvaient pas avoir été vains. Maintenant que je connaissais plus ou moins toute la petite troupe et que j’avais mes repères avec cette culture à part, autant ne pas jeter tout cet apprentissage par faute d’engagement.
Je m’étais déjà trop engagé. Il fallait désormais que j’avance juste pour voir…
…Juste pour que ce ne soit pas vain.


Alors j’ai contré un nouveau chapitre. Puis encore un autre. Et encore un autre…
A chaque fois la même chose. A chaque fin de lecture l’impression d’avoir été essoré. Ce terrible sentiment de vacuité de la démarche. Et surtout l’envie de tout plaquer…
…Mais en fin de compte y retourner quand-même, encore et toujours.
Parce que même si le parcours d’un chapitre est-il éprouvant qu’il ragaillardit les muscles, qu’il forge le caractère, qu’il enrichit l’esprit.
Chaque chapitre est la découverte de quelque-chose de nouveau. Quelque-chose qui nous permet de mieux connaitre la horde ; qui nous permet de mieux connaitre le monde ; qui nous donne l’impression que – petit à petit – on se rapproche du sens.
Alors le mollet ferme et le visage plissé, on finit par ne plus avoir peur d’y aller.
Et on y va parce qu’au fond on a fini par se faire modeler par ce bouquin…
…Et que c’est étrange de se sentir soudainement à sa place dans un endroit face auquel on a fini par s’adapter.


L’air de rien, en nous invitant à contrer son vent – son souffle – Damasio nous amène à ressentir ce qui a manifestement été son but depuis le début.
Par son ouvrage, Damasio nous amène à prendre conscience de ce qui fait notre condition.
Tout notre être, individuel comme social, est conditionné par notre condition.
Selon les forces qui régissent notre monde, selon la place qu’on occupe dans la horde, nos visions du monde diffèrent ; nos désirs diffèrent ; jusqu’à notre langage et notre logique…
L’humain ne façonne pas son monde. C’est le monde qui façonne l’humain.
Et tout ça pour quelle finalité à bien tout prendre ?
Pour


…Rien.



Car oui, Damasio aura poussé la logique jusqu’à son implacable évidence.
Au fond ce qu’il y a au bout de la course – ce qu’il y a en amont – importe peu.
Ce n’est pas l’amont qui a forgé ces gens mais bien le trajet qui les a conduits d’aval en amont.


Chercher une finalité est illusoire. Chercher une fuite aussi.


Et ce qu’il y a de merveilleux c’est qu’il en va de même pour le lecteur qui a parcouru l’œuvre.
Au fond, avancer le long de ces pages qui s’égrainent à l’envers comme un décompte (une idée assez visionnaire par ailleurs) nous amène à surmonter l’effort avec cette seule idée d’arriver enfin jusqu’à la page 1.
Une page 1 qui finalement ne nous apprend qu’une seule chose…


c’est qu’il était absurde d’espérer une quelconque révélation sur une seule page… Parce qu’au fond la révélation était partout ailleurs : dans 547 pages précédentes.



Aussi ai-je refermé ce livre avec cette sensation étrange.
C’était désagréable et éprouvant. Et pourtant j’ai pris du plaisir à parcourir ce livre.
Plus que ça, j’ai l’impression que ce livre m’a modelé et que je lui suis gré de ça.
Comme quoi Damasio est bien meilleur écrivain que rhéteur.
Et même si – de ce que j’ai pu parcourir de lui – cette Horde est visiblement un heureux accident qui ne s’est jamais reproduit, au moins pourra-t-il se satisfaire de ça : se satisfaire du fait que, le temps de 548 pages, il a su faire vivre une idée parfois trop abstraite pour certains, mais devenue claire pour celui qui a su contrer.
L’idée d’une condition…


…Ou plutôt devrais-je dire : l’idée de la seule condition qui soit.
La condition d’une vie à soi.

lhomme-grenouille
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le 11 oct. 2021

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