A Fécamp, la Maison Tellier, c'est une institution. Il faut voir tous les notables de la ville s'y donner rendrez-vous, s'y presser chaque soir. On fait bien semblant de rien, comme si on passait là par hasard, mais personne n'est vraiment dupe. On vient s'encanailler avec Fernande la blonde, Rosa la Rosse, Raphaelle la belle Juive ou encore Louise et Flora, poétiquement surnommée Les Deux Pompes.
Mais un jour, patatras ! La Maison Tellier affiche porte close. Pourquoi donc ?
Pour cause de Première Communion !
Et voilà nos "dames de petite vertu" parties en groupe en direction d'un petit village où la nièce de la patronne va faire sa première communion. Et c'est là que ça devient un régal.

Cette nouvelle d'une trentaine de pages est divisée en trois chapitres, mais celui qui est au centre est le plus important, aussi bien par le nombre de pages que par l'intérêt littéraire. C'est ici que l'expression "étude de mœurs" prend tout son sens. Maupassant, avec son écriture directe et faussement simple, s'amuse à décrire ces six femmes avec humour, tendresse et un sarcasme parfois impitoyable. Et, au-delà des protagonistes, c'est toute une partie de la "France profonde" qui est passée au crible du génial écrivain, tant la bourgeoisie de province que le monde campagnard. Le tout avec une acuité impressionnante et un sens de la formulation qui fait qu'en deux lignes, Maupassant nous plante un personnage.
Et les personnages, ici, sont inoubliables. Ce n'est pas sous prétexte que nous sommes dans une nouvelle que l'on doit sacrifier la psychologie, bien au contraire. Personnages complexes et touchants, les "pensionnaires" de la Maison Tellier échappent aux stéréotypes courants sur les prostituées.

Mais si Maupassant réussit aussi bien son affaire, c'est grâce à son humour parfois féroce mais jamais méchant. Ainsi, la scène où toute l'assistance de l'église va se mettre à pleurer est un véritable délice :
"C'est alors que Rosa, le front dans ses mains, se rappela tout à coup sa mère, l'église de son village, sa première communion.
Elle se crut revenue à ce jour-là, quand elle était si petite, toute noyée en sa robe blanche, et elle se mit à pleurer. Elle pleura doucement d'abord : les larmes lentes sortaient de ses paupières, puis, avec ses souvenirs, son émotion grandit, et, le cou gonflé, la poitrine battante, elle sanglota. Elle avait tiré son mouchoir, s'essuyait les yeux, se tamponnait le nez et la bouche pour ne point crier : ce fut en vain ; une espèce de râle sortit de sa gorge, et deux autres soupirs profonds, déchirants, lui répondirent ; car ses deux voisines, abattues près d'elle, Louise et Flora étreintes des mêmes souvenances lointaines gémissaient aussi avec des torrents de larmes.
Mais comme les larmes sont contagieuses, Madame, à son tour, sentit bientôt ses paupières humides, et, se tournant vers sa belle-sœur, elle vit que tout son banc pleurait aussi."
Il faut dire qu'envoyer cinq prostituées assister à une cérémonie religieuse, c'est déjà une situation remarquable (et qui se conclut par un véritable pied-de-nez à la morale).
Voyons aussi Maupassant décrire les processions :
"Les parents, en tenue de fête avec une physionomie gauche et ces mouvements inhabiles des corps toujours courbés sur le travail, suivaient leurs mioches. Les petites filles disparaissaient dans un nuage de tulle neigeux semblable à de la crème fouettée, tandis que les petits hommes, pareils à des embryons de garçons de café, la tête encollée de pommade, marchaient les jambes écartées, pour ne point tacher leur culotte noire.
C'était une gloire pour une famille quand un grand nombre de parents, venus de loin, entouraient l'enfant : aussi le triomphe du menuisier fut-il complet.
Le régiment Tellier, patronne en tête, suivait Constance ; et le père donnant le bras à sa sœur, la mère marchant à côté de Raphaële, Fernande avec Rosa, et les deux Pompes ensemble, la troupe se déployait majestueusement comme un état-major en grand uniforme."

Les chapitres d'introduction et de conclusion sont un peu moins réussis, l'intérêt se trouvant surtout au centre du livre. Mais ça confirme, si besoin en était, le génie de Maupassant.
SanFelice

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