Michel Ragon n'est pas un écrivain médiatique. Petit homme vieux, fidèle à ses idées et à ses amitiés, c'est avant tout un écrivain autodidacte, chantre de la littérature ouvrière et de l'anarchisme. Il est aussi critique d'art, spécialiste de peinture et sculpture.
La Mémoire de vaincus est, avec Les mouchoirs rouges de Cholet, son oeuvre majeure.
Ce n'est ni un roman ni un essai historique, mais plutôt un récit historique, l'histoire d'un homme, assoiffé de connaissance, soucieux d'égalité, idéaliste, mais aussi amoureux de la vie. Cet homme c'est Fred Barthelemy. Dès le début du livre il rencontre Flora, enfant de la rue comme lui, qui vient de Dieppe grâce à une charrette de poisson. D'emblée, fasciné par la blancheur de ses jambes et sa gouaille, il se laisse séduire par cette gamine intelligente et audacieuse, quoique inculte. A 11 et 12 ans, ils décident de "faire la vie". C'est la première expérience amoureuse de Fred. De cette liaison naîtra un fils, Germinal. Fred a alors 18 ans.
Les deux enfants de la balle côtoient les amis de la bande à Bonnot, des gens étranges, qui ne boivent pas de vin, ne fument pas de cigarettes et ne mangent pas de viande. Ce sont des militants, des activistes.
Fred, à la différence de Flora, est attiré par les livres et la politique. C'est un vieux militant, Paul Delesalle, alors libraire après avoir été ajusteur-mécanicien, qui l'initie.
Apparaît là un thème fort chez Michel Ragon: l'idée que les véritables écrivains socialistes, ceux-là seuls qui savent parler du peuple et du monde ouvrier, sont les ouvriers eux-mêmes, les autodidactes. Michel Ragon préfère Louis Guilloux à Emile Zola, qu'il considère comme un bourgeois.
Un second thème apparaît aussi: le conflit, parfois déchirant, entre les engagements politiques et les engagements sentimentaux. L'intérêt pour la politique, la bataille pour la promotion de l'individu, triomphe souvent de l'enfermement dans la vie de couple, même quand les sentiments sont là. C'est ainsi que Flora sera perdue de vue lorsque Fred partira sept ans en URSS, et que sa femme Claudine, la fidèle et douce Claudine, sera passagèrement délaissée pour l'engagement dans la révolution espagnole.
Connaissant parfaitement l'histoire de la Russie soviétique, Michel Ragon décrit dans le long chapitre 2, intitulé "les poubelles du camarade Trotsky" les événements de l'époque: les calculs, les trahisons, la recherche et la confiscation du pouvoir par les responsables de l'époque: Lénine, Trotsky, Zinoviev. Bien sûr, le parti pris de Ragon est évident, il est anarchiste et non pas marxiste. Il démontre la foutaise de la dictature du prolétariat et la confiscation du pouvoir du peuple par un homme, par un système auquel certains intellectuels français, "idiots utiles", croiront avant d'être eux aussi désenchantés.
Fred Barthelemy, inspiré semble t-il d'Henri Poulaille, ami de M. Ragon, n'est pas un professionnel de la politique, c'est un idéaliste. C'est pourquoi, en exergue de son livre, Ragon a fait figurer cette citation de Charles Péguy: "l'idéal, c'est quand on peut mourir pour ses idées, la politique, c'est quand on peut en vivre".
De retour en France, Fred, écoeuré, Fred a envie de travailler de ses mains et délaisse livres et politique. Il devient ouvrier ajusteur à Billancourt. Il fonde une famille avec la douce Claudine dont il a deux enfants envers lesquels, pour la première fois in ressent un véritable amour paternel.
Le hasard de la vie lui fait rencontrer à nouveau Flora et leur fils Germinal. Rencontres troublantes.
Mais, finalement, après une dizaine d'années paisibles de bon ouvrier, de bon mari et de bon père, le désir de l'engagement le reprend. C'est 1936 et le Front populaire, puis la guerre d'Espagne. Il s'engage auprès des anarchistes espagnols et délaisse, un nouvelle fois, femme et enfants. Il milite et combat avec son fils Germinal qui d'abord indifférent et méfiant à l'égard de l'action politique, devient un farouche militant anarchiste.
Le livre se termine sur la fin de vie de Fred. Dans un premier temps, il se retire de l'action politique et devient bouquiniste. Il mourra à Paris en 1985, à la Salpétrière, suite à une trop longue agonie.
Quelque soient ses opinions ou convictions politiques, on ne peut qu'être captivé par cette longue histoire. L'intelligence le l'auteur c'est de ne jamais faire complètement disparaître les sentiments derrière les engagements. Michel Ragon sait nous faire sentir la profonde humanité, la chaleur de son héros, qu'il oppose à la froideur calculatrice des politiciens de métier. Jamais, même, il ne condamne Flora, Germinal ou Claudine qui refusent d'entrer dans ce tourbillon, souvent dévastateur de l'engagement militant.
C'est en cela que réside la force romanesque de ce récit.
Alain_Dutot
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le 28 oct. 2014

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Alain Dutot

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