Revoilà Jean Rezeau, fils d’une bourgeoisie catholique de province, sur les chemins de l’émancipation et méritant donc moins que jamais le puéril et détesté sobriquet de Brasse-Bouillon.
Et revoilà Paule Rezeau, alias Folcoche (contraction de « Folle et cochonne »), mère aigrie et tyran fatigué, méritant donc plus que jamais d’être rebaptisée.


Ce sera simplement la Vieille. Car si, dans Vipère au poing, Jean subissait le verbe et la poigne de sa mère, autorité de chair et d’os toujours assez près pour planter une fourchette dans le dos de la main ou pour donner un tour de clef, ici, son influence n’est plus que lointaine et son pouvoir décline à mesure que son âge avance.


Venu à Paris pour faire son droit, ou plutôt pour l’endurer, Jean est à l’abri des attaques directes et court à sa majorité. Surtout, il apprend la plus simple des défenses : devenir adulte. Le fait-on suivre, cela lui est indifférent ; le prive-t-on de ressources, il travaille ; lui reproche-t-on un engagement, il se marie plus promptement.


Pourtant invisible, la mère est partout. Ce n’est certes plus qu’une ombre, celle d’un oppresseur qui a perdu toute superbe à force de dissimuler et d’abaisser ses coups, de les porter de travers et de dessous, et surtout de leur avouer des raisons – une avarice sordide et une préférence pour le cadet – quand la tyrannie de jadis était au moins franche, impartiale et splendide de gratuité.


Ce n’est certes plus qu’une ombre, donc, mais c’est celle d’un démon : celui de l’introspection et de l’analyse. Folcoche n’est plus au monde – il n’y a plus que la Vieille qui respire encore – mais elle survit formidablement dans l’esprit de son fils : Jean ne parvient pas à se départir de son souvenir, lui qui n’a pu se construire qu’en s’appuyant contre le modèle de sa haine. Dans le même temps qu’il cherche à s’en affranchir, en poursuivant une idée du bonheur conjugal et familial, il se heurte à l’impossibilité de ne pas comparer, sur quoi le roman insiste sans doute trop longuement, au prix d’une certaine redondance.


Au fil du précédent roman, Jean faisait la revue des vertus reçues en partage de sa mère – dans La Mort du Petit Cheval, le narrateur s’angoisse longuement de ce qu’il pourrait ne jamais s’en débarrasser. Serait-il condamné à être le fils de Folcoche ? L’angoisse redouble à chaque rencontre et rejaillit sur l’objet du désir : aucune femme n’échappe au tamis d’une analyse qui déplorera particulièrement les proximités au modèle. Ainsi de Monique, à propos de laquelle Jean ironise : « Il était déjà déplorable que ma femme fût du même sexe que ma mère. »


Loin de se réduire au récit de ses amours à l’ombre de sa mère, le narrateur s’attache également à l’étude des autres relations à l’intérieur de la cellule familiale : mais la mère, l’absente, en est une nouvelle fois le déterminant principal.


Ciment de la famille dans Vipère au poing, elle ralliait contre elle les trois frères en leur adjoignant la complicité occasionnelle, passive et ambiguë du père. Après l’éclatement de la fratrie, la « diaspora » des Rezeau, pour reprendre le mot de Bazin, toutes les relations se décomposent : le père, qui ne jouait que faiblement les protecteurs devant ses enfants, à l’occasion d’un sursaut d’orgueil, ne le joue plus du tout, déchoit en servilité et devient l’émissaire des désirs de la Vieille. Le cadet, Marcel qui, plus jeune, faisait l’objet des faveurs intéressées de sa mère, est le seul épargné par la hargne de celle-ci et préfère vite, à l’amitié fraternelle, une réussite sociale aidée par des injustices, des menées et des spoliations. Quant à l’aîné, veule, sa complicité avec Jean ne survit que le temps d’intérêts juridiques communs.


L’intrigue est distendue et ses enjeux ambulatoires : l’errance d’un Jean Rezeau se suit cependant avec autant d’intérêt que celle d’un Frédéric Moreau grâce au style chatoyant de Bazin, qui marie des qualités diverses dans des proportions qui sont assez souvent les bonnes : si on pourra regretter la part prépondérante de l’analyse, au détriment des anecdotes et des notations plaisantes et amusées qui aéraient plus fréquemment le récit d’enfance du premier ouvrage et qui sont ici moins nombreuses, Bazin est un artiste rare de la description et beaucoup de ses métaphores sont d’une vraie trempe poétique : « Décembre mord les statues »...


La Mort du petit cheval, s’il n’est peut-être pas un classique, est en tout cas la suite remarquable d’un classique, valant moins pour le plaisir de l’anecdote que pour la profondeur de l’analyse et relevé par un style toujours aussi plaisant de variété et de brillance.

ento
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le 16 avr. 2018

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