Dubravka Ugresic se qualifie elle-même d'écrivain de "classe économique" à l'opposé des "écrivains de classe affaire" qui vendent beaucoup, voyagent en première classe, dorment dans les meilleurs hôtels, dinent dans les plus grands restaurants et brillent dans les talk-shows. Elle a quitté sa Croatie natale au début des années 90, chassée par l'hostilité ambiante à son égard, elle qui fustigeait la vague ultra-nationaliste qui fit des ravages durant la guerre. Elle fut traitée de traître, d'ennemie de la République et, bien entendu, de sorcière.

LA RENARDE n'est pas un roman, c'est un livre qui parle d'elle, de littérature, de son pays, alors que le livre débute en se posant cette question: "comment naissent les histoires ?" Aucun écrivain ne possède la bonne réponse, soutient-elle, d'ailleurs ils évitent d'y répondre précisément. Dubravka Ugresic n'a pas besoin de beaucoup d'imagination puisqu'elle note tout, rapporte tout, se montre d'une habileté extraordinaire pour élaborer des correspondances invisibles entre les mythes et la réalité.

Aussi la suit-on lors d'une intervention dans un école privée à Turin baptisée "Holden School" alors que, -elle en est sûre et certaine, aucun de ces étudiants qui semblent beaucoup plus s'intéresser au football qu'à la littérature n'a lu L'ATTRAPE-COEUR et ne sait qui est Holden Cauldfield. Elle est sûre aussi qu'aucun d'entre eux n'a lu une seule ligne d'elle.

La renarde comme figure tutélaire d'un livre qui dessine les contours de son auteur tel un portrait chinois. La renarde est cet animal malin mais craintif qui se glisse dans les draps d'un homme et s'enfuit au petit matin en remettant sa fourrure. Aussi dans nombre de contes japonais notamment, l'homme découvre l'endroit où elle cache sa pelisse, la lui prend pour garder cette douce jeune femme auprès de lui.

C'est un renardeau qui s'approche de la maison qu'un lecteur inconnu lui a légué par testament, au sud de Zagreb. Ce retour au pays après des années d'exil à Amsterdam se solde pour elle par la rencontre avec Bojan, le "Juge", qui travaille à déminer le pays de quelques souvenirs laissés par l'armée serbe. Bojan meurt en sautant sur une mine dans une zone censée ne pas en contenir (il faut savoir qu'en période de paix, les belligérants doivent fournir des cartes avec les emplacements des périmètres piégés), et Dubravka s'imagine le contentement d'un salaud de soldat serbe anonyme, se réjouissant de son bon tour.

Là-dessus, Dubravka balance la clé de la maison dans les hautes herbes et s'en retourne en exil.

"La malédiction de la renarde réside dans le fait qu'elle n'est pas aimée. La renarde n'est pas suffisamment forte pour que nous la craignions ou nous soumettions à elle, et sa beauté n'est pas suffisamment ostensible pour que nous ayons le souffle soupé devant elle. Cette admiration fugace qu'on lui témoigne, elle la prend étourdiment pour de l'amour.(...) Ce sont ses moments de gloire. Tout le reste, c'est une histoire de peur, de fuite devant les balles des chasseurs, les aboiements continuels des chiens de chasse."

Ce renardeau que Bojan voulait "séduire" comme celui du Petit Prince, Dubravka a juste le temps de l'apercevoir avant de partir.

LA RENARDE est l'autoportrait riche en détails et en longues disgressions (sur Nabokov, Tanizaki, de nombreux écrivains slaves inconnus) qui dessine les traits d'une femme libre, peu portée à l'auto-apitoiement et aux sensibleries mais qui vise souvent juste.

Dubravka Ugresic traîne sur les listes des écrivains nobélisables depuis quelques années, plongez-vous-y et vous comprendrez sans doute pourquoi...

Rongemaille
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le 23 févr. 2023

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