La vache
8.3
La vache

livre de Beat Sterchi (1983)

C'est l'histoire d'un immigré espagnol dans le "pays nanti". C'est l'épopée d'une vache du pré aux abattoirs. C'est aussi un instantané d'un lieu et d'une époque. Dans les chapitres impairs, nous découvrons la ferme et la nature par les yeux de Ambrosio, l'étranger. Le rythme est lent, le style contemplatif. Les chapitres pairs se déroulent sept ans plus tard. Ambrosio travaille maintenant dans l'abattoir de la ville. Le rythme s’accélère, le style devient brutal. Le contraste entre les deux ambiances est perturbant, dérangeant.


Le "pays nanti", ses paysages et ses coutumes nous sont racontés avec beaucoup de détails et de précisions. C'est un univers qui semble immuable, uniquement rythmé par les saisons. Là bas, les hommes sont méfiants et n'aiment pas tellement l’altérite. Ambrosio doit faire face à la Xénophobie et aux regards de haine. Mais auprès de son patron, Knuchel, il est reconnu et apprécié. Knuchel est un homme passionné par son travail, un éleveur qui aime ses bêtes. Il se refuse à trop de modernités dans sa ferme pour préserver ses liens avec elles. Il y a quelque chose de touchant et de vrai dans le portrait qui nous est fait de lui. Il se tient à un tournant du monde de l'élevage et résiste à la modernité tout en sachant que son fils y cédera. Il croit en la tradition et à l'importance du bien être de ses animaux. Avec Ambrosio aussi il se comporte en être humain et voit en lui ses compétences avant ses différences. Malgré la barrière de la langue, les deux hommes tissent un lien solide autour du travail de la ferme et s'offrent une confiance mutuelle. Le texte est contemplative, lent et poétique. On sent l'odeur de l'herbe fraîche et de la bouse. On entend le bruits des outils et le chant des oiseaux. La boue et le lisier nous collent aux doigts. Le texte nous immerge totalement dans "le pays nanty".


J'y ai vu la campagne de mon enfance, les gestes de mon grand-père et de mes oncles, la cuisine de ma grand-mère. J'ai trouvé ce texte emprunt d'une douce mélancolie dans laquelle j'ai projeté mes souvenir d’enfance. J'ai eu beaucoup de tendresse pour Knuchel et pour ce qu'il représente. Dans une certaine mesure c'est aussi une part de mes origines, de mon territoire d'enfance.


L'autre aspect du roman est plus dur, plus violent. Une journée dans la abattoir nous est racontée du côté des hommes qui y travaillent. On y retrouve Ambroisie et d'autres étrangers qui ont quitté les élevage pour l'abattoir. C'est un univers bruyant où les voix des bêtes et des hommes se mêlent à celles des machines. Tous souffrent, tous endurent et comptent les heures avant le soir. Mais l'abattoir ne leur laisse pas de répits, la cadence est infernale. Il faut tuer, il faut saigner, il faut couper. Les hommes des bureaux veillent au rythme des ouvriers. Le récit se fait choral avec par moment les pensées hachées, syncopées de l'apprenti qui serre les dents et tentent de faire le vide sur ce qui l'entoure. Il veut devenir machine, éteindre son esprit et n’être qu'à sa tache. Mais ce qui l'entoure sent trop le sang et la sueur pour qu'il puisse s'en extraire. Ce sont des chapitres éprouvants, limite supportables parfois. Hommes et animaux y sont maltraités, violentés puis, pour les animaux, tués. Le texte devient alors plus percutant, plus incisif. Il broie les phrases et se tache d’immondices. Il se fait urgent.



Cinq heure trente.
Ce matin que je ne possède pas.
Viens ! Donne-moi mon courage quotidien.



Les hommes de l'abattoir sont ceux dont Goeffrey Le Guilcher parle dans son essai Steak machine. Le journaliste s’est fait embaucher comme intérimaire dans un abattoir et y avait rencontré des hommes brisés physiquement et moralement. Beat Sterchi va plus loin car il raconte la mise à mort. Il raconte le sang qui couvre les hommes et l'odeur des viscères. Il raconte les animaux épuisés par une vie de traite et que l'on tue. Il montre avec force ce qui se cache derrière ces murs où des animaux meurent.


Ambrosio est le lien entre les chapitres mais c'est aussi le cas de Blösch, la reine du troupeau de Knucher devenue une loque. Elle est abattue pour finalement être jugée impropre à la consommation. C'est le destin d'une vache un temps adulée, tuée et jetée aux rebuts. L'homme exploite l'animal mais l'homme exploite aussi l'homme. C'est un système qui broie et qui asservi, un système moribond.



Il s’était moqué du caractére passif des vaches de Knuchel, de leur peu d'exigences, mais ce qu'il avait pu voir une fois de plus sur cette rampe de déchargement, cette obéissance inconditionnelle, cette soumission et ces meuglements sans but, il avait apprit entre-temps à en faire lui même l’expérience jusqu'à la nausée. Ce mardi matin-là, Ambrosio s'était reconnu en Blösch.



Le livre n'offre pas de solution, de message ou de moral. Le lecteur en sort avec ses propres réflexions, ses propres dilemmes et cas de conscience. C'est un ouvrage déroutant ; une l'Odyssée sanglante d'un homme et d'une vache, le récit d'un monde mortifère sur lequel on ferme les yeux. Beat Sterchi met son style et son mode de narration au services de ses personnages, hommes ou animaux, qui souffrent. Cela donne un texte très puissant.

Anaïs_Alexandre
9

Créée

le 5 juin 2019

Critique lue 42 fois

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