Un titre qui fait rêver de délire frappadingue.
Un jeune parisien naïf qui, sous couvert de thèse de doctorat d’anthropologie, nous dresse une liste de truculents portraits de campagnards poitevins. En fait, l’auteur, natif du lieu, s’en donne à cœur joie, pioche-t-il dans sa mémoire pour donner vie à ses protagonistes ?


En effet Mathias Énard, que je ne connaissais pas – je reconnais encore une fois, ici, sans honte, ma profonde inculture – est né à Niort en 1972. Je découvre qu’il a suivi une formation à l'École du Louvre, et étudié l’arabe et le persan. Après de longs séjours au Moyen-Orient, il s’installe en 2000 à Barcelone. En 2010, il enseigne l'arabe à l'université autonome de Barcelone.


La Perfection du tir, son premier ouvrage, paraît en 2003. En 2008, il publie son roman Zone, caractérisé par une seule phrase à la première personne, de cinq cents pages. Récompensé par plusieurs prix dont le prix du Livre Inter. Il publie en 2010 Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants. L'ouvrage est couronné par le prix Goncourt des lycéens 2010. En 2012, il publie Rue des voleurs. Le prix Goncourt 2015 lui est décerné pour son roman Boussole qui traite de la vision de l'Orient par l'Occident.


Son roman, Le Banquet annuel de la confrérie des fossoyeurs (2020), se déroule dans les Deux-Sèvres, à 15 km de Niort, autour d'un étudiant préparant sa thèse d'ethnologie. Ignorant tout du maître, je crois bien que je me suis laissé abusé par le titre qui me semblait prometteur de douce rigolade…


Mais voilà, pour Gilles Heuré dans sa critique Télérama (TTT), « On ne sait de qui Mathias Énard est la réincarnation : ménestrel enjôleur, renard espiègle d’un récit médiéval ou vaguemestre érudit de 1914… Ce qui est sûr, c’est qu’il suit la géniale et folle boussole de son imagination et invite une fois encore le lecteur à s’enivrer de littérature. » Et là, déjà, je commence à me sentir largué. Je l’avais lu, pourtant, cet article dans Télérama, je savais bien qu’il fallait se méfier des 3T, mais je n’ai retenu que le titre ! Et « [L’ethnologue] croit apprendre, mais ne soupçonne rien de “la Roue du temps” ». Ça vous dit quelque chose, à vous, « la Roue du temps » ? À moi, rien. Alors je l’ai ignorée, je suis passé au-dessus, persuadé qu’on allait rigoler à la table des croque-morts. Mais “la Roue du temps” est importante dans le bouquin, alors je vous en laisse la découverte !


Hanté par la mort, Mathias Énard doit d’abord faire vivre ses personnages et c’est avec une grande jubilation qu’il dessine sa galerie de portraits.


Alors, suivant les confidences d’un résident, il oppose deux catégories de gens, dans le voisinage : « ceux qui vivent au village et ceux qui se contentent d’y habiter et qu’on ne voit jamais, les habitants des pavillons du lotissement, dont la principale activité consiste à barricader leur terrain pour pouvoir se baigner à poil trois jours par an dans leur piscine sans être vus ; les collectionneurs de nains de jardin, qu’on croise à vélo le dimanche et qui passent le reste de la semaine à briquer leur camping-car en attendant l’été. »
Parmi les gens qui vivent au village on fait la connaissance de Mathilde et Gary, les agriculteurs qui logent notre anthropologue ; Max, l’artiste peintre aux œuvres mystérieuses ; Lucie, la maraîchère militante bio ; les joueurs de cartes et buveurs de kirs, habitués du café-épicerie-pêche. Et vous avez Patarin, le charcutier qui était fils de charcutier, lui-même fils de Patarin le porcher, tueur et dépeceur de père en fils jusqu’à ce qu’une loi tatillonne interdise que l’on saignât les gorets dans les arrière-cours. Alors Patarin cuisinait toujours saucisses et pâtés et parcourait la campagne avec son camion-magasin : « [il] avait fait peindre son étal roulant à ses armoiries, comme il disait, qu’il blasonnait ainsi : d’argent à deux vérats affrontés de gueules sur fasce voûtés de sinople au nom de Patarin Fils. »


Et puis il y a Martial, le maire du village, Maître thanatopracteur et organisateur du fameux Banquet annuel de la Confrérie des Fossoyeurs qui va réunir quatre-vingt-dix-neuf joyeux lurons sous la devise évocatrice de « Longue vie à la Mort, généreuse putain ! » Tout un programme. Mais pour l’heure, avec ses aides croque-morts à la longue figure, il faut penser aux préparatifs et aux agapes « Ils parlaient du Banquet, qui aurait lieu bientôt […] et on rigolerait un peu, on boirait sec et on mangerait dur, et il n’y aurait pas de cadavres pendant trois jours, car personne ne meurt au moment du Banquet de la Confrérie des Fossoyeurs, c’est bien connu, c’est le cadeau de la Camarde à la confrérie, c’est jours de repos, ces festivités loin du trépas, c’est la Noël des sinistres, la Saint-Nicolas des longues figures. » Ils vont bien s’amuser, ces braves gens, c’est de notoriété publique « de tout le genre humain, [ils] étaient les plus attachés à la vie, car ils vivaient dans la mort. »


Enfin tout est près et voilà que le grand jour est arrivé. Avant que les convives ne se jettent sur la dive bouteille, avant qu’ils ne roulent sous la table, séance est ouverte aux hautes déclarations ! Et notre ami Mathias se libère et laisse sa plume s’envoler dans la bouche des orateurs. Et nous voici embarqué dans des envolées de haut lyrisme rythmé par le fameux style qui a fait la renommée du maître : son érudition, ses phrases démesurées, et le rythme. Le rythme accentué par la rime, par les phrases scandées par la ponctuation qui donne le balancement et la respiration du narrateur… De quoi émerveiller les inconditionnels !


Alors, examinons la richesse des rimes (de mirliton) dans cet extrait, où il est question d’accueillir des femmes au sein de la confrérie :
« Amis, je dis bravo, je suis touché ! répondit Sèchepine. Ces harpies se jetteraient sur nous c’est certain comme des naufragées mortes de faim. Elles ne pourraient résister à la beauté de ton tarin, Lebel ! Ni à l’angle de tes oreilles, Séraphin, et à leur pavillon à large bord qui fait dire à tout un chacun : “Ah ! Quelle conque ce Séraphin !” Elles n’en ont jamais assez, c’est connu, Dessais, de tes verrues. Si elles étaient parmi nous, même toi tu sortirais de ta léthargie, Bertheleau, et ferait du Banquet une orgie ! »
On est quand même très loin d’Edmond Rostand, non ?
Et si j’ajoute cette magnifique tirade : « Les mécheurs éméchés méchaient les lièvres en sifflant leur sécheur de soif », il me semble qu’on atteint des sommets !


Vous l’aurez compris, je pense que Monsieur Énard s’est bien amusé, que ses admirateurs vont applaudir et trouver cela génial. Eh bien, moi, pas du tout. En toute humilité, il me semble qu’il y a beaucoup de pédantisme dans ce texte, pour faire passer la trivialité du propos.


Mais l’humour est un exercice des plus difficiles, aussi j’accepte volontiers d’être réfractaire à celui-ci. Non, ce qui me fait rejeter ce livre c’est tout autre chose, que je laisserai sous "Spoiler" pour en abandonner la découverte aux lecteurs qui voudraient, malgré tout, affronter ce texte. Ce que je déconseille.


De quoi s’agit-il ? Comme dit plus haut, l’auteur est obsédé par la mort. Et, de page en page, nous avons affaire à “la Roue du temps”, qu’est-ce ? Rien de moins que la RÉINCARNATION ! Et donc tous les morts du village et leurs ancêtres se réincarnent, ou se sont réincarnés dans le corps d’un animal ou d’un individu à une autre époque, dans une ronde que l’on pourrait qualifier d’infernale. C’est ainsi que le curé du village (aux pensées lubriques) s’est réincarné, le jour de sa mort, dans un jeune marcassin qui batifole dans la campagne à la recherche d’une laie à sa convenance. Bon, rien de bien grave. Mais quand je ne sais plus quel aïeul s’est réincarné en l’an 500 dans le cheval d’un fidèle de Clovis 1er et qu’il participe à des batailles épiques, ça commence à devenir scabreux. Le summum est atteint quand un vénérable défunt se réincarne en… punaise de lit ! En 1815. Et Ô Crime de lèse-majesté, est allé piquer la cuisse de… Napoléon 1er, qui dormait par-là, une nuit ! Lequel, dans son sommeil, l’a estourbi, ce qui lui a valu une nouvelle réincarnation ! Bon. Arrêtons le délire. L’ésotérisme frappadingue, c’est peut-être marrant, mais là, on se prend la tête et on la tape par terre en attendant que ça s’arrête… Parce qu’il y a plein d’autres belles histoires comme ça, des araignées, des louves, etc…
Je ne suis pas sûr que l’auteur y croie. Ce doit être un des aspects de son génie, à moins que ce soit un subterfuge pour raconter l’Histoire de sa région gonflée de tous les conflits, depuis la guerre de cent ans en passant par celle de Vendée sous la Révolution française.


Mais pour ma part, je n’adhère pas.


En conclusion, j’essaierai de me souvenir que plus il y a de T et moins je dois m’emballer !
C’est d’ailleurs la raison qui m’a fait venir sur S.C. : "Fuir les critiques professionnels !"

Philou33
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le 13 nov. 2020

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