Critique initialement publiée sur mon blog : http://nebalestuncon.over-blog.com/2018/07/le-fini-des-mers-de-gardner-dozois.html


Il y a de ces hasards dont on se passerait bien : Gardner Dozois est mort un mois environ avant la parution de ce petit ouvrage, quatorzième titre de la belle collection « Une heure-lumière » des éditions du Bélial’, une novella plus ancienne que de coutume (1973) et sur laquelle le traducteur Pierre-Paul Durastanti travaillait depuis pas mal de temps. Gardner Dozois, dans le monde de la SF, était sans doute avant tout connu en tant qu’éditeur et anthologiste, une double activité qui lui a valu, notamment, une kyrielle de Hugo, mais il écrivait aussi de la fiction, de manière plus discrète sans doute, mais pas moins convaincante le cas échéant – voyez par exemple son beau roman L’Étrangère, assez récemment réédité par ActuSF. Mais les romans sont rares dans sa bibliographie (a fortiori en solo), et William Gibson, dans le blurb de la quatrième de couv’, le loue pour son talent dans la forme courte ; cette novella (cent pages très aérées) en est sans doute un bon témoignage.


Le point de départ est très convenu – sans que cela soit problématique : au croisement de La Guerre des mondes et du sous-genre « Big Dumb Object », l’auteur décrit une « invasion » extraterrestre consistant en l’arrivée sur la planète bleue de quatre immenses vaisseaux ovoïdes (belle couverture d’Aurélien Police, comme d’hab’ – instinctivement, on était porté, en la voyant, à penser au film Premier Contact, d’après l'excellente nouvelle « L’Histoire de ta vie », de Ted Chiang, mais les vaisseaux dans le texte de Dozois ont bien exactement cette apparence). Trois d’entre eux ont le bon goût de se poser dans différents endroits des États-Unis, mais le dernier se retrouve au Venezuela (allons bon !). Les vaisseaux demeurent dès lors inertes, indifférents pour l’essentiel à l’agitation des humains tout autour d’eux – une agitation qui, très classiquement, pourrait bien vite dégénérer, parce que les militaires excités sont toujours portés à faire mumuse avec le bouton rouge ou d'autres de leurs joujoux ; par chance (?), des intelligences artificielles sont là, à l’Est comme à l’Ouest, qui font en sorte que les conneries paniquées de leurs créateurs ne débouchent pas sur un holocauste nucléaire.


Tout cela est très classique, oui – mais bien fait. Poussiéreux si l’on y tient, mais sans excès non plus, sans que cela confère au texte un caractère vraiment trop daté. Et quand bien même, cela ne serait finalement guère un souci – car les chapitres consacrés à ce récit « objectif » de l’invasion et de la réponse humaine (ou IA…) qu’elle entraîne sont globalement fort brefs, et délibérément laconiques. Le récit qui compte est ailleurs – dans une novella dont le propos consiste bien à décentrer l’histoire (et à peu près tout ce qui peut l'être).


Et donc, Tommy – un petit garçon, sur la côte, même pas précisément dans les environs d’un des vaisseaux extraterrestres, et dont il ne sait même pas la présence durant la majeure partie du texte. Tommy est un petit garçon comme pas mal d’autres – plutôt le modèle un peu rêveur, on va dire. Il arrive sempiternellement en retard à l’école, mais, au début, tout cela nous évoque surtout des moments touchants : les gamins se transforment en « saute-flaques » quand il y a des flaques, rien de plus naturel pour tous les gamins du monde… Et Tommy n’est pas sans un certain charisme, non plus – qui ressort malgré lui quand il joue avec ses copains, ces jeux pouvant consister à se raconter des histoires, comme celles de ce grand dragon dans la mer…


Mais on devine bien vite, en fond, un tableau plus douloureux. La terreur éprouvée par Tommy devant les froides sanctions de son instit’ pour ses retards à répétition n’ont rien de mignon-enfantin – c’est qu’elles risquent d’aggraver encore une situation familiale délétère, avec un père violent et une mère qui en fait les frais, en larmes du matin au soir… Ça ne va pas. Ça ne va pas à la maison, ça ne va pas à l’école. Les punitions, comme de juste, ne sauraient améliorer quoi que ce soit, et le renvoi du pauvre Tommy devant le psychologue scolaire de service pas davantage, ce dernier étant bien trop perclus de préjugés et de certitudes – l’institutrice, le psychologue, les parents de Tommy, même ses copains bientôt ex-copains (parce que leurs parents les incitent à ostraciser la mauvaise graine Tommy), aucun n’est à même de lui venir en aide, parce que tous n’ont que leurs propres préoccupations en tête, qui les empêchent ne serait-ce que d’entrapercevoir la réalité du monde de Tommy ; autre manière de le dire, ils sont égocentrés – au point où c’en devient dangereux.


Tout ceci est bien loin de l’invasion extraterrestre ? Oui – bien loin. En fait, ça n’a pour ainsi dire rien à voir – à première vue... Les déboires de Tommy, par ailleurs, n’auraient rien de très SF ? Eh bien, si, en fait – parce qu’il y a les Autres (et globalement une manière de faire qui m’évoque un peu Theodore Sturgeon ?). Tommy sait les voir et parler avec eux – il est peut-être bien le seul dans ce cas, dans son patelin du moins. Le psychologue de service ne manquerait pas de parler d’amis imaginaires – et, si seulement il prenait en compte la réalité du foyer parental, il ne manquerait pas d’y trouver d’excellentes raisons à cette vague névrose enfantine, chez un gamin visiblement imaginatif. Le lecteur se doute cependant de ce que les Autres n’ont rien d’imaginaire – cela ne signifie pas pour autant qu’on en a une idée très claire, sinon cette certitude ou peu s’en faut : ils ne sont pas, ils ne peuvent pas être, les extraterrestres éventuellement tapis dans les gigantesques œufs qui ont déboulé d’on ne sait où dans les jours qui précèdent.


Mais quel rapport, alors ? Quel lien entre les deux parties du récit ? Il y en a bien un – et il est terrible ; là encore, il s’agit de décentrer, geste indispensable même si douloureux, et qui fait regarder le début du récit d’un autre œil (sites d'atterrissage inclus). Mais ce changement de perspective est d’une cruauté sans nom. Nous le vivons via Tommy, dont le monde s’effondre en quelques jours : son ostracisme, fruit de l’indifférence et du mépris, réduit drastiquement ses possibilités de se rattraper à quoi que ce soit, jusqu’à l’abandon ultime, trop indifférent cependant pour que l’on puisse vraiment le qualifier de trahison, quand il ne s’agit de toute façon que d’appréhender la réalité pour ce qu’elle est – même si cette prise de conscience cosmique, qui n’aurait pas déplu à un Lovecraft, est en tant que telle insupportable et terrible. Mais le choc, à ce stade, ne débouche finalement ni sur l’effroi, ni sur la colère, modes de réponse aux aléas de la vie bien trop actifs – à ce stade de dépit, ne reste plus que l’apathie résignée caractéristique de la dépression ; même les larmes sont de trop.


C’est vrai pour Tommy, mais aussi bien au-delà : quand les illusions tombent, il n’y a tout simplement plus rien à faire.


Le Fini des mers est une très bonne novella. Si je ne la hisserais peut-être pas au niveau de mes « Une heure-lumière » préférés, elle se place sans peine dans le panier de tête de la collection, et probablement un cran au-dessus des titres immédiatement précédents, que j’avais beaucoup aimés, Issa Elohim de Laurent Kloetzer et La Ballade de Black Tom de Victor LaValle. Si le style de Gardner Dozois est relativement utilitaire (tout particulièrement dans les chapitres consacrés à la situation mondiale, comme de juste), il sait cependant véhiculer une certaine émotion authentique, et les misères de Tommy touchent sans pour autant faire dans le presse-bouton à base de gros pathos qui tache – ses rêveries touchent dans une égale mesure, là encore sans trop en faire. Par ailleurs, Gardner Dozois sait raconter une histoire, et gère très bien l’alternance de ses deux points de vue. Il sait d’ailleurs ménager quelques twists qui remuent pas mal, ceci dans un récit pourtant bien plus subtil qu’il n’y paraît tout d’abord – il surprend, en tout cas, mais de bien des manières différentes, pas seulement mécanique. Et il y a là une richesse, une variété dans les tons, qui s’avère très appréciable – notamment quand on bascule, sans prévenir, du semblant de mélodrame à l’apathie glacée, dans les dernières pages de la novella.


Cette publication n’était pas conçue comme telle, mais les hasards du calendrier en ont fait un bel hommage posthume à l’auteur : RIP Gardner Dozois, sans doute grand anthologiste mais pas que, auteur convaincant et qui pouvait se montrer très subtil quand il lui arrivait de composer lui-même.

Nébal
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le 21 juil. 2018

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Nébal

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