Incontournable Roman Avril 2024



"Le génie sous la table" est inspiré de l'enfance de l'auteur, c'est donc un roman autobiographique, celui d'un jeune garçon entre ses six et dix ans ( à peu près) vivant en Russie soviétique et de confession juive. Avec son humour, ses questionnement et ses propres dessins, Yevgeny Yelchin ( aujourd'hui Eugene Yelchin) nous invite dans son univers aux couleurs communistes, truffé de politique absurde, de contradictions sociales, de talents comme monnaie et d'arts sous contrainte.




Je vais préciser un aspect concernant l'humour. C'est un roman où l'humour "mordille", en ce sens où si ça peut faire sourire, l'envers peut aussi choquer. Je pense notamment à toutes ces fois où la famille Yelchin est victime d'antisémitisme, mais en rit, d'une certaine façon. La grand-maman était si habituée qu'elle reconnaissait l'escalade de la violence fait à ses proches, comme quand elle dit " On frappe déjà les juifs?". Néanmoins, c'est surtout l'esprit curieux de Yevgeny dans un monde si craintif et courbé qui détonne beaucoup, et cela ajoute à l'humour ambiant. le pire, c'est que ça donne l'impression que c'est Yevgeny qui est simple d'esprit, alors que ses questions sont légitimes et font sens. Enfin, toutes les absurdités du système politique sont à elles-seules amusantes, quoique désespérantes.



Je précise la présence du terme "Youpin", terme péjoratif que je ne connaissais pas, mais dont l'emploi semble hostile et teinté de discrimination, comme le serait, je pense, le terme en N pour la communautés afro-américaine. Il faut savoir qu'en Amérique du Nord, ce terme est si sensible qu'il est carrément bannit de la langue commune, incluant les institutions comme les universités. Donc, je ne peux m'empêcher de me demander si le terme "youpin" n'aurait pas la même charge ici et si cela poserait problème de le voir dans un roman jeunesse. Je trouve cependant malheureux de bannir les mots ainsi, car dans un contexte historique comme ici, il sert à exposer une réalité de racisme ambiant et donc, sert le réalisme d'une époque. Bref, c'est triste , je trouve, de devoir sans cesse marcher sur des oeufs pour des termes historiques, car il va de soi que les termes racistes n'ont pas leur place dans nos sociétés actuelles, mais censurer l'histoire ne me semble pas une juste manière de traiter des sujets sensibles.



Concernant l'URSS, c'était très instructif de lire ce roman, surtout de la perceptive d'un enfant. La précarité socio-économique est majeure, malgré la propagande qui laisse entendre que l'URSS est le seul pays où tout le monde connaitra le bonheur, alors que les pays occidentaux croulent sous la criminalité, le chômage et l'inégalité sociale. Quand on regarde les "kommunalka", ces bâtiments de "logements", c'est déjà une blague en soi. Yevgeny mentionne d'ailleurs que malgré l'immense taille de son pays, le fait est qu'il vit dans une seule pièce avec sa famille. La cuisine, le couloir et la salle de bain sont considérés comme "espaces communs", ce qui signifie que la seule pièce qu'ils occupent à cinq personnes sert de salon, de chambres et de salle à manger. Ils doivent faire une rotation les meubles selon les besoins et pour la nuit, les parents occupent un petit lit, Victor le grand-frère dort sur trois chaises alignées, la grand-mère sur le divan et Yevgeny sous la table, autour de laquelle dorment les quatre autres. Je trouve que cette image, qu'on peut d'ailleurs voir dans le roman, en dit long sur leur situation sociale.



Chaque kommunalka possède son espion. le KGB est partout et s'assure que personne ne peste contre le gouvernement ou n'entre en contact avec les touristes. On rationne tout, sauf quand on est dans l'élite. Poser des questions est un acte "antipatriotique". La propagande et la censure sont omniprésentes. On se croirait sur la scène d'une mauvaise pièce de théâtre dont personne ne contesterait la médiocrité, hormis ceux et celles qui sont obligés de la jouer. Les seuls à vaguement y croire sont les russes eux-même.




Les arts occupent une place importante dans le récit. le père est amateur de poésie et la maman passionnées de ballet classique et dans les deux disciplines, la Russie a eu ses grands noms. Paradoxalement, ces formes d'arts étaient sous contraintes ou limités dans des cadres stricts, ce qui est en contradiction avec le concept même de création artistique. Faire dans l'art subversif ou encore faire des arts expérimentaux est proscrit. On ne cré rien de nouveau, on suit la ligne directrice établit par le partie. Ça eut pour résultat de tuer des artistes ou les encourager à quitter le pays. C'est dans un contexte aussi étouffant que vit la famille Yelchin, alors que la maman a été refusée à L'école de Ballet parce que son père a été mit sur une liste noire, que le père ne fait aucune poésie "parce que les poètes disent la vérité" et que lui, il craint de dire la vérité. Yevgeny lui-même dessine en secret sous la table et dès qu'il sort de la consigne en classe de dessin , se fait rabrouer brutalement. "Comment être artiste en URSS" est une des questions que pose le roman.



Un autre élément artistique que nous retrouvons est celui du "talent". Dans le roman, il est très clair que le salut social passe par une exceptionnalité de compétence ou d'habileté artistique, sportive ou militaire. Quand on devient un "talent", il n'est pas question de faire avancer une discipline, il s'agit plutôt de rivaliser avec les pays occidentaux, spécialement les États-Unis. Comme c'est triste d'ainsi instrumentaliser des domaines aussi nobles que les arts et les sports. D'ailleurs, Constantin,le recruteur de ballet, a souligné avec dédain que Mikhaïl Baryshnikov danse "par passion", et non parce qu'il travaille pour son pays. C'est aberrant à lire. Et j'imagine assez bien que ce qui était de mise pour la danse l'était aussi pour la littérature. À en juger par les décès hâtifs des poètes en Russie, comme le mentionne Monsieur Yelchin, le papa, fort à parier que les gens de Lettres ont du se sentir aussi contraints et limités dans leur expression créative et intellectuelle.



La dimension du "talent" affecte aussi clairement les inquiétudes des personnages. du côté des parents, ils s'inquiètent de l'avenir de Yevgeny, qui, contrairement à son frère, talentueux en patinage artistique, ne semble disposer aucune adresse que ce soit. le hic, c'est que le jeune garçon les entend en parler ( forcément, ils dorment tous si près les uns des autres). Ça n'a certainement pas aider à se bâtir une estime de soi. Yevgeny lui-même fini par s'en inquiéter. On rappelle à plusieurs reprises que les gens de talent disposent d'un appartement privé, d'une auto et peuvent quitter le pays pour représenter l'URSS lors des compétitions. En somme, être "normal", ordinaire, c'est se condamner à une vie difficile et sans perceptives. S'ajoute à ce navrant constat le fait que les Yelchin sont discriminés du fait d'être juifs.



J'aimais cette famille haute en couleurs. La maman qui ne mâche pas ses mots et dit tout haut ce qu'elle pense, positionnée en première position, gracieuse et passionnée de ballet. le papa, "entre deux", parfois communiste peureux, parfois poète et papa sensible. La grand-maman, pragmatique et tendre envers son petit-fils, femme d'expérience et modératrice de la famille. Enfin, Victor, le grand-frère, casse-cou et gentil garçon observateur, qui me faisait vraiment rire quand il utilisait son petit frère comme altère tout en lui faisant la conversation. Quand à Yevgeny, un peu ingénu et naïf, rêveur et grand curieux, qui essai très fort de comprendre son monde, mais comment comprendre un monde aussi artificiel et incohérent?



J'aime bien les dessins, ils sont originaux avec ces mélanges de traits et de textures, avec des personnages expressifs aux traits diversifiés. le dynamisme de leurs mouvements ou le choix de leur pose rend ces personnages au faciès sérieux un côté un peu clownesque, ce qui, au regard de ce qu'est l'URSS, un pays trop sérieux qui a lui aussi l'air clownesque avec ses contradictions, ses absurdités et sa prétention arrogante, se fait écho.



On a rarement la chance de lire sur l'URSS en jeunesse, surtout de la perceptive d'une personne qui l'a bien connu. C'était une lecture aussi ludique qu'instructive, dans un contexte historique et géographique rarement représenté, avec néanmoins des thèmes auxquels nous pouvons nous identifier comme la famille, l'identité, les arts et la pauvreté. La famille Yelchin était attachante, tantôt comique, tantôt maladroite, solidaire et aimante. Je n'ai eu aucun mal à m'y attacher et à suivre leur quotidien ordinaire savoureux. Il est aussi rare que je lise des romans des États-Unis qui ne coulent pas dans l'épais sirop indigeste du sensationnalisme, alors ça fait du bien! Un roman aussi délicieux qu'un bon plats de pierogis*.



Pour un lectorat intermédiaire du 3e cycle primaire, 10-12 ans+



Le pierogi est un plat polonais, sorte de pâte fourrée de purée de pommes de terres et fromage, agrémenté d'autres aliments comme de la viande, qui ressemble à un dumpling, super bon!

Shaynning

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