Fin mars 2019, le Caire appelle au boycott de la BBC suite à un article jugé « anti-Sissi ». Si dans un (mauvais) réflexe pavlovien, on associe la France à son ancienne colonie l’Algérie & l’Angleterre à l’Inde, cet épisode comme la trilogie de Naguib Mahfouz nous rappelle les rapports tumultueux entre l’empire britannique & l’Egypte.



"La religion est dogme, loi & politique"



En étalant sa trilogie sur près d’un demi-siècle, Naguib Mahfouz égrène les mutations politiques, sociales & économiques de l’Egypte. Emancipation, crise institutionnelle, soif d’indépendance, lendemain qui déchante, oui. Mais avec ce sacro-saint janissaire, la religion. Celle qui met en minorité une autre religion (les coptes), celle qui justifie jusqu’à l’injustifiable. De perpétuations séculaires en passant par des rites incontournables, de pratiques tutoyant l’animisme à l’interrogation sur l’intensité de la pratique religieuse d’un tel, "La foi entame le fer, elle est la plus grande force au monde". Héréditaire, répétitive voire rébarbative, la religion est un point cardinal. De la naissance à la mort, la bande-son de la famille Abd El-Gawwad est ponctuée de prières, imprécation, bénédictions, mélange de lapalissade, pléonasme & syllogisme. Emis à de multiples reprises, martelé comme un mantra, récité à tue-tête, le propos en devient une forme d’alexandrin déclamé par un apprenti acteur. Comme si la répétition avait valeur de conjuration & surtout de laisser-passer pour le paradis. Aussi tout début de doute "est un péché". Le propos comme l’ensemble de la trilogie n’a pas pour but de faire un procès, de corriger ou de souligner des lacunes. Mais bien d’assister à cette transformation via la cellule familiale Abd El-Gawwad.



"Depuis toujours les maisons appartiennent aux femmes & le monde aux hommes !"



Cette Egypte qui se cherche, qui se drape des habits de l’indépendance & qui souhaite bouter le saxon hors de ses frontières, entame pourtant son évolution par celle des mœurs. Les 1 500 pages et plus ne décrivent pas (avec maestria) une révolution romancée, l’emprunt d’un chemin souhaité, fantasmé ou dévoyé. Sans tomber dans la facilité de la dénonciation de la régression, Naguib Mahfouz évoque la sclérose sociétale égyptienne. La soif de "dégagisme", le côté irréversible de l’éjection de cacique…qui déboulent par l’installation d’une nouvelle "clique". La place de la femme égyptienne est aussi bien analysée que décrite : loin du systématique "oui mais avant elle (ne) portait (pas) de voile", la trilogie pose d’abord un contexte clair. Effarant lorsque l’on chausse ses besicles d’occidental mais qui est la base de la société égyptienne. En l’occurrence, la femme régit le foyer & est la super intendante de la cellule familiale. Cette unité de lieu abrite donc un mille-feuille de générations & obéit donc à un ordre au niveau de la femme : la matriarche en tête, ses filles (jusqu’à leurs mariages), sa servante en chef, ses brus & ses petites-filles. Le caractère concis de l’écriture de Mahfouz fait que l’on navigue entre récit descriptif, narration pour faire avancer l’ouvrage & l’étude sociologique. Ces murs solides sont donc la propriété officieuse de l’épouse. Une fois passée la porte de la propriété, l’épouse franchit un monde qui n’appartient qu’à l’époux. Pourvoyeur principal de deniers, principal débiteur de ce même budget (comme dans un lien de cause à effet & effectué dans une entente tacite & silencieuse), Ahmed Abd El-Gawwad est la personnification de l’égyptien de ce début du XXème siècle. Ces épaules larges ont accepté sans sourciller les traditions, les obligations liées à son statut de patriarche. A l’intérieur du foyer comme à l’extérieur, son nom & sa stature sont synonymes de crainte, de respect & d’autorité. Plus que le récit de sa famille & de sa vie personnelle, La Trilogie du Caire superpose le printemps, l’été et l’automne de la vie d’Ahmed avec les circonvolutions politiques de l’Egypte. Et si dans un premier temps, la femme se voit cantonnée et résumée à un rapport de soumission, il ressort de cet ouvrage que "Le véritable maître d’une maison est celui qui s’en occupe !", la femme en l’occurrence.



"Si ton fils grandit, fais-t-en un ami"



& plus que le rapport époux/épouse, homme/femme, c’est plus le rapport ascendant/descendant qui attire l’attention. Ou comment la redécouverte voire la découverte d’un être idéalisé, mythifié influence la construction d’un enfant. Par-delà les rebellions, les crises identitaires, les poussées idéologiques, c’est bien la figure parentale & son autorité qui titubent. Normal voire manichéen serait-on tenté de dire. Atypique lorsque l’on se place dans le contexte social de l’époque où tout ce qui symbolise l’ordre est malmené. L’amitié agit ainsi comme une pommade atténuant les différences générationnelles et de vues. C’est aussi l’ingrédient permettant d’affirmer combien l’ancien considère le plus jeune. Plus que des gestes & une relation au long cours, la confrontation donc et l’amitié comme sorte d’armistice. Ce côté bad cop/good cop des parents, mixtion entre "cruauté ignorante" et "douceur ignorante" se perpétue comme un héritage, un lest. Du choix des études, en passant par le choix des époux/épouses & du statut social, il ne s’agit pas de négocier, dialoguer mais de se conformer. La détermination du jeune loup est dans un premier temps étouffée. Non pas pour être reconnue par la suite mais comme pour être mise à l’épreuve. L’ultime limite à ce rapport de force ? L’âge : vieillissant pour l’un, motif d’autonomie & de revendication pour l’autre.



"S’ils s’en étaient toujours tenus à la vérité avec leur père, jamais ils n’auraient goûté une quelconque joie de vivre"



Cette mise à l’épreuve a une saveur particulière. Celle de la duplicité. Duplicité dans ce qu’énonce le patriarche à l’intérieur de son foyer & comment il met en pratique ces mêmes principes au quotidien. Savant mélange de déni et d’ignorance, cette manière de considérer le patriarche comme inébranlable, indiscutable n’est ni condamnée ni moquée par l’auteur. Et plutôt que d’en faire un fait établi, normal, il utilise cette cécité pour montrer comment les enfants d’Ahmed Abd El-Gawwad apprivoisent ce rapport (nouveaux) aux choses de la vie : de l'appréciation du colon, des premiers contacts en société à la considération de la femme & du matériel, c’est cette confrontation entre ce qui a été maintes fois dits et la réalité qui est remarquable. Excusé, rabroué, démythifié, le patriarche est toujours l’épicentre de ce foyer. Mais avec une image quelque peu écornée.



"J’ai des désirs à dire, que je ne dirai pas/Sans cet œil qui nous guette, ta bouche les saurait déjà"



Ecornée certes mais dans une forme de silence nécessaire pour ne pas troubler un ordre bien établi. Ce silence qui ne fera qu’illustrer la générosité de cette famille comme sa fortune. Ce silence aussi pour ne pas évoquer à haute voix les divergences politiques & religieuses. Un silence donc pudique & parfois obligatoire pour ne pas dévoiler des choses bien impudiques. Comme l’extraction (quasi-obligatoire selon les personnages) vers un Caire nocturne & bien plus libertin. L’absence de reproches (temporaire) face aux chemins de traverse pris par l’époux jusqu’à devenir un coup de canif dans les vœux échangés il y a peu. Voire l’absence de contestation & le caractère liminaire de la décision de répudiation d’une épouse. Cette intériorisation des sentiments (aussi banals qu’essentiels) amène à une forme de primarisation de l’Autre. Comme réduit à un statut (génitrice, amante mais aussi Chef pour la forme, le contestataire), effacé derrière une somme d’épithètes. Naguib Mahfouz décortique l’architecture d’une famille égyptienne, ce qui la cimente. Mais sait aussi en dépeindre les murs porteurs de failles, les poutres rongées de l’intérieur, en déverrouiller les endroits les plus secrets.



"Le Patriotisme reste une vertu tant qu’il n’est pas entaché de haine xénophobe"



Loin de la 1ère Guerre Mondiale, si éloignée de la montée des périls, Naguib Mahfouz ne s’attarde pas sur les raisons de cet éloignement géographique et politique. L’auteur diffuse en fil rouge cette obsession qu’ont chacun des membres de la famille Abd El-Gawwad d’être : d’être égyptien, d’être membre d’une famille issue de la classe moyenne égyptienne, d’être musulman à l’orée d’un changement décisif pour leur patrie. Dès lors, cette soif implique des différences, des oppositions bien marquées. Tantôt par le silence, tantôt scellé par le secret, des fois par le débat parfois par le mensonge voire par l’opposition frontale. Le refus de sa condition pour les uns, la revanche sur un passé traumatisant pour d’autres, le souhait d’être à rebours des conventions, le refus du destin choisi sont autant de trajectoires décortiquées par l’auteur. Soit autant de chemins possibles & qui doivent être empruntées dans cette (soit disant) nouvelle Egypte !


Cette cohabitation de générations, d’opinions politiques et de sensibilités sont un échantillon de l’Egypte pré & post-indépendance. Plus que la question de la représentativité, Naguib Mahfouz met la lumière sur la destinée d’une famille qui considère l’indépendance comme la panacée aux problèmes de sa famille & de la société égyptienne. Avec ce souci du détail et de faire vivre telle ruelle ou autre pièce d’un foyer, Naguib Mahfouz nous invite littéralement chez la famille Abd El-Gawwad. L’impression de renifler les effluves, de déambuler dans ce Caire bouillant, d’assister de manière (in)discrète à une scène de famille n’occulte en rien l’avancée de la saga familiale. Elle permet, au contraire, d’apporter de la nuance & de la subtilité. Les personnages politiques se succèdent certes mais la portée de leurs actes a une conséquence directe…notamment sur les Abd El-Gawwad. Enfin, on ne résiste pas de lire sous un jour nouveau les événements dits du Printemps Arabe : répétition de l’Histoire ? Soif de faire tomber (encore) un ordre jugé inéquitable ? Tentation de faire revenir le religieux au premier ordre & à des pratiques plus rigoristes ? Ironie de l’histoire, toutes ces questions (et tant d’autres) sont abordées dans cette Trilogie. Sans forcément chercher à prescrire (à l’époque) LE remède. Sans stigmatiser tel comportement ou telle posture héritée & perpétuée. Et sans proscrire de manière arbitraire.

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le 9 avr. 2019

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RaZom

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