Si l’on devait tenter de présenter Le Livre de l’intranquillité dans des termes narratifs et neutres, mais qui ne renoncent pas à présenter le projet du livre, on pourrait tenter la chose suivante : Bernando Soares est un modeste employé solitaire dont on présume qu’il ne doit pas se faire remarquer. Pourtant, ignoré de tous, il déploie une activité mentale et onirique inouïe. Du point de vue de la technique, et, ici encore, de manière purement descriptive, le Livre de l’intranquillité saisit par une série de passages assez brefs les impressions, les pensées et les rêves (au sens purement onirique du terme, et non de manière figurée) de B. Soares (dont on imagine qu’il est assez largement l’« hétéronyme » de F. Pessoa).
Le Livre de l’intranquillité est donc un livre de la pensée, à la fois dans sa matière première et dans son argument ; il s’agit en quelque sorte d’un envers de Monsieur Teste, dont on aurait retourné le protagoniste comme un gant de peau pour nous en montrer l’envers. De manière plus précise, c’est un livre du solipsisme : B. Soares revient à plusieurs reprises sur l’incommunicabilité absolue de la pensée non seulement vis-à-vis de son entourage fictif, mais encore vis-à-vis du lecteur ; et il en tire des conséquences en valeur, repoussant le “Démon de la Réalité” au profit de l’intériorité, seul espace illimité de l’homme et seul lieu d’accomplissement plein de sa singularité.
Le Livre de l’intranquillité réussit parfois fort bien hors de ce qu’on pourrait appeler son « cœur de cible » (sur lequel je reviendrai) :
- le texte contient quelques réflexions bien vues sur le mode de l’aphorisme, d’une lucidité qui ménage assez peu le lecteur ;
- on y trouve aussi une réflexion assez remarquable sur les arts de l’expression, dont la littérature ; sur les conditions de l’équivalence des émotions entre auteur et lecteur ; sur la valeur même de l’art, qui “consiste à faire éprouver aux autres ce que nous éprouvons, à les libérer d’eux-mêmes, en leur proposant notre personnalité comme libération particulière” [notre soulignement] ;
- outre les couchers de soleils (pour lesquels on me pardonnera de préférer Céline), la “Marche funèbre de Louis III de Bavière” ou des fulgurances isolées (“l’immense nuit de la clarté”, “le privilège de la pénombre”…) offrent de belles pièces de poésie.
Néanmoins, le centre de l’argument, ou de la personnalité de B. Soares m’a donné le sentiment d’une lacune au cœur de l’œuvre, comme si le comptable lisboète disparaissait totalement dans ses élaborations intérieures, et démentait sa propre prétention de construire une “vie” sur l’intérieur. À bien des reprises, F. Pessoa anticipe cette impression du lecteur, écrivant qu’il a l’impression de se répéter, ou que tout ce qu’il écrit lui semble “grisâtre” — comme si la richesse infinie des trésors intérieurs ne pouvait, malgré tous les efforts littéraires, être offerte à d’autres.
Parfois (mais cela relève de la conviction psychologique plus que de l’analyse littéraire), il semble toutefois aux lecteurs que ces remarques sont davantage un plaidoyer pro domo que le signe d’une véritable disjonction entre intérieur et extérieur ; ou, pour le dire plus clairement, que la grisaille ressentie dans le style est aussi une grisaille réelle, qu’il n’y a pas vraiment d’immense échappatoire dans le rêve et la pensée — que les « palais de la mémoire » augustiniens sont condamnés à rester métaphoriques. B. Soares devient alors le symbole de la tendance cléricale des personnalités cérébrales — que sont beaucoup de lecteurs, — celui de la fiction d’une sécession totale vis-à-vis du monde et d’une auto-suffisance absolue de la sphère de la pensée.
On voit alors Soares comme un anti-Zorn (le protagoniste de Mars) : là où Zorn répond par la révolte vis-à-vis de son incapacité à vivre dans le monde impur, Soares résout le même problème par l’amor fati. Il y a certainement de bonnes choses à dire des philosophies de l’acceptation ; mais le roman est bien le genre qui prend le parti de la vie, et il m’a semblé l’intranquillité lui allait médiocrement au teint.

Venantius
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le 27 juin 2017

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