Auteur culte pour une poignée d'aficionados (aux Etats-Unis comme en France), Lucius Shepard reste un écrivain confidentiel assez injustement ignoré par les grands cercles littéraires. Preuve s’il en est que le mérite ne doit jamais se mesurer à l’aune de la popularité. En dépit de son décès en 2014, les éditions du Bélial continuent l’important travail de traduction (confié à l’excellent Jean-Daniel Brèque) initié depuis une quinzaine d’années, publiant de nombreux recueils de nouvelles et même quelques novellas, notamment dans la collection Une heure lumière. Certes, on n’est pas dans la démesure initiée par la publication outre-Atlantique du Best Of Lucius Shepard chez Subterranean press, mais tout de même, saluons l’effort méritoire du Bélial.


Nul n’étant hélas prophète en son pays, j’avais été légèrement déçu par les deux précédentes parutions dans la collection Une heure lumière (Les attracteurs de Rose Street ainsi que Abimagique), dont le contenu me paraissait bien en deçà de la production habituelle de Lucius Shepard. Ce n’est pas le cas du Livre écorné de ma vie, qui renoue avec les récits les plus emblématiques de l’auteur et qui fera certainement figure de classique.


Infatigable baroudeur, Lucius Shepard invite une fois de plus le lecteur du côté de l’Asie du sud-est, sur les pas d’un certain Thomas Cradle. Écrivain à succès, ce dernier découvre un jour sur Amazon qu’il dispose d’un alter ego. Aiguillé par la curiosité, il se procure l’unique roman de cet autre Thomas Cradle, La forêt de thé, et constate interloqué que les similitudes ne s’arrêtent pas à leur nom. Le style du roman lui rappelle celui qu’il pratiquait au début de sa carrière et de nombreux éléments de leurs biographies respectives semblent étonnamment proches. Troublant… au point de l’obséder littéralement. Tom décide donc de partir en direction du Cambodge et de descendre le Mékong à bord d’un bateau, reproduisant ainsi le fil du récit de La forêt de thé. Sur place, il enrôle un vieux pilote et un gamin des rues, qui se chargera des menues corvées. Mais tout écrivain qu’il soit, Thomas Cradle a aussi une face plus sombre, qui se manifeste en particulier lorsqu’il décide de se faire accompagner par une jeune femme à son goût, histoire de joindrel’utile à l’agréable. Il n’hésite donc pas à passer une petite annonce à Phnom Penh afin de recruter sa candidate idéale. Commence alors un voyage qui a tout de la descente aux enfers, entre glissements du réel, abus de drogues diverses et variées, orgies de sexe…. Thomas Cradle doit désormais faire face à ses vieux démons et creuser la piste de cet autre Thomas Cradle dont les traces ne cessent de se perdre dans les méandres d’une Indochine revisitée et quelque peu étouffante.


A la lecture de ce Livre écorné de ma vie, on ne peut s’empêcher d’établir un lien avec Au coeur des ténèbres de Conrad, mais les lecteurs les plus avertis (ou tout du moins les plus familiers de l’auteur) auront tôt fait de constater que Lucius Shepard fait du Lucius Shepard et que cette novella est un concentré de ses thèmes et de ses techniques de narration favorites. Il y a dans les récits les plus réussis de l’auteur, cette capacité à mêler expérience personnelle et jeu sur le réel, qui confère à ses textes une grande richesse et une profonde matérialité malgré leur dimension fantastique. L’écriture n’est d’ailleurs pas pour rien dans cette réussite, à la fois d’une étonnante simplicité et d’une richesse stylistique toujours aussi savoureuse (si on souhaitait sombrer dans le cliché, on dirait que son écriture est organique, voire séminale). La langue est habilement travaillée chez Lucius Shepard, mais au-delà de sa richesse lexicale, elle peut laisser transparaître un aspect assez brut, voire parfois même brutal. On y sent poindre une dimension quasi documentaire, qui vient immédiatement se fracasser sur le mûr du réel. On évolue bien dans le registre du fantastique et il convient de lâcher prise et de se laisser porter par le récit sidérant de Thomas Cradle, personnage loin d’être sympathique et dont le parcours tortueux n’a d’égal que les méandres saumâtres d’un esprit sordide qui se reflète dans ses multiples doubles. Ainsi Lucius Shepard explore ouvertement la part sombre qui habite chacun de nous, dans une sorte de mise en abyme qui devrait interroger chaque lecteur engoncé dans ses certitudes et chaque auteur pétri de suffisance, posant un regard profondément distancié et sans aucune complaisance sur sa propre condition d’écrivain. La dimension fantastique du récit, avec laquelle l’auteur joue habilement, accentue le malaise et fait de cette novella un petit bijou du genre.

EmmanuelLorenzi
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le 6 janv. 2022

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