On m'avait promis un conflit à mort à travers les années et les continents, une dualité haineuse entre deux frères qui ne pouvait les mener tous deux qu'à leur perte, une tragédie digne des Grecs anciens, et me voici avec, entre les mains, l'histoire bien tiède de deux frères, eux-mêmes assez fades, et certes vindicatifs, mais surtout assez niais pour que leurs disputes puériles finissent par agacer un tantinet la lectrice que je suis. Si le projet de l’écrivain avait été de nous mettre en présence d'un Heathcliff et d'un Edgard Linton dénués du moindre intérêt, c'est tout à fait réussi. C'est à se demander, d'ailleurs, si Stevenson n'a pas voulu nous donner un éventail de ses possibilités - récit d'aventures, thème de la dualité, thème de la malédiction familiale, récit de pirates, chasse au trésor - pour contenter son lectorat. Quant au récit d'atmosphère... on jurerait que Stevenson en a perdu le savoir-faire.


En 1745, au château de Durrisdeer, vit l’aristocratique famille Durie : le père, Lord Durrisdeer, le frère aîné, James, qui porte le titre de Maître de Ballantrae et est le fils chéri du père, le cadet Henry, et enfin la cousine des deux derniers, Miss Alison, fiancée à James. Bonnie Prince Charlie est sur le point d'arriver sur les côtes écossaises pour restaurer la lignée des Stuarts sur le trône d’Écosse. Comme beaucoup de famille écossaises, les Durie vont à la fois prendre part à la rébellion, tout en affectant une loyauté apparente au roi en place, histoire de ménager la chèvre et le chou. La tradition voudrait que ce soit Henry qui parte se battre, or James, pour des raisons que Stevenson n'explicite pas réellement, revendique ce droit, au grand dam de toute la famille (et ça geint, et ça pleure, etc., etc.) Cela se décidera en jouant à pile ou face et, pour bien montrer sa colère, Miss Alison va jeter la pièce à travers la verrière de la grande salle : je ne raconte pas ça pour l’anecdote, mais parce que ceci fonctionne comme un motif récurrent, à mon avis traité de façon assez grossière, qui rappellera sans cesse cette journée et l'absence de James dans la maison. Bref, que ce soit par orgueil ou je-ne-sais- quoi, puisque la psychologie de James restera tout de même assez sommaire, il partira. Là-dessus, défaite des Écossais, et plus de nouvelles de James, que l'on croit mort. Or Miss Alison est très riche, et il est donc logique de la marier au seul héritier encore en vie, Henry. Là-dessus, rebondissement inattendu : James n'est pas mort ! Rongé de jalousie, il en veut à son frère, non pas de lui avoir ravi la femme qu'il aime (car il ne l'aime pas, c'est assez clair), mais de l'avoir épousée (elle est pleine de fric) et d'être devenu le nouveau Maître de Ballantrae, puis, à la mort de leur père, Lord Durrisdeer.


La véritable histoire, c'est celle de la vengeance de James (enfin, façon de parler, hein, parce que question vengeance, il est super mou). Il va donc réclamer de l'argent sans cesse à son frère, qui lui est assez niais pour jouer son jeu. Puis il va revenir au château, brandissant force menaces qu'il ne mettra jamais à exécution, et Henry passera son temps à ronger son frein... jusqu’au jour où il va provoquer James en duel et le tuer. Enfin, pas tout à fait (nouveau rebondissement pas du tout attendu). Là-dessus, quoi dire ? James est censé incarner le charisme, la liberté, le courage, le mépris des convenances, le mal. Henry, le bien, la générosité, la faiblesse et l'attachement aux valeurs familiales. Bon, ça, c'est ce que Stevenson nous ressasse de multiples façons, mais si on y regarde de près, le charisme de James est tout sauf évident, et Henry n'a rien d'un type gentil. De fait, le coup de la dualité, ça marche moyennement. Très moyennement. Alors oui, Stevenson a sans doute voulu établir un parallèle entre la situation de l’Écosse et la situation familiale des Durie. Sauf que, pour qui est peu connaisseur de l'histoire de l’Écosse, ça ne se voit quasiment pas, et pour qui connaît un peu, la métaphore est pratiquement sans intérêt. Et bon, si c'est pour voir un James se pavaner inutilement et un Henry serrer des poings avec les larmes aux yeux dans son coin, je dis qu'il y a mieux comme histoire de conflit fraternel qui tourne au désastre. Rien, il ne se passera finalement rien entre ces deux-là, et, si le lecteur pouvait au moins s'attendre à un final digne de Duel au soleil, il en sera pour ses frais. Pour tout dire, la fin est indignement bâclée.


Alors reste la question du narrateur, qui peut tout de même susciter quelque intérêt. Le récit revient presque toujours à Mackellar, régisseur du domaine de Durrisdee et, par conséquent, au service de Henry Durie. Tout au long de l'histoire, il insistera sur les affreux défauts de James et sur les qualités de Henry, tout en se donnant assez peu de mal pour masquer les faiblesses flagrantes de ce dernier. Donc voilà : la qualité du roman, outre son aspect tout de même un tant soit peu divertissant, relève de ce biais de narration, qui se révélera complètement à la toute fin. Mais hélas, là aussi le procédé ne m'a pas paru d'une finesse excessive , étant donné que le lecteur voit venir le truc depuis un moment.


Donc, je ne sais pas pourquoi Le maître de Ballantrae emballe autant les lecteurs de toutes sortes, mais ma conclusion sera celle-ci : Stevenson a réussi des récits d'atmosphère comme Les voleurs de cadavres ou les premiers chapitres de L'île au trésor, exploré avec bonheur le thème de la malédiction familiale avec Olalla, travaillé bien plus en profondeur sur la question de la dualité avec Jekyll et Hyde, raconté l'histoire du déchirement de l’Écosse avec David Balfour... Ici, il s’est montré bien trop tiède pour aborder la littérature du mal et n'a même pas réussi à installer un brin d'ambiance. Le conflit, la tension, censés être au cœur du roman, en sont terriblement absents.

Créée

le 8 mai 2018

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