Si J.G. Ballard est aujourd'hui un auteur de « littérature générale » apprécié et reconnu, d'autant qu'il a été à plusieurs reprises adapté au cinéma (L'Empire du Soleil de Steven Spielberg – une quasi-autobiographie, rappelons-le ! –, Crash de David Cronenberg, La Foire aux atrocités de Jonathan Weiss – faut vraiment que je vous en cause, de celui-là, un de ces jours...), on oublie parfois (ou pas ; oui, je suis parano...) qu'il fut en son temps un excellent auteur de science-fiction, et non des moindres : autant dire une figure de proue de ce qu'il est convenu d'appeler la « new wave of british science fiction », centrée sur la revue New Worlds dirigée par Michael Moorcock. Il s'y est illustré par nombre de textes tout simplement brillants, aux antipodes de « l'âge d'or », et témoignant d'une indéniable recherche stylistique ; une science-fiction « picturale », on l'a souvent dit, cet amateur de Francis Bacon, entre autres, employant une prose sèche et précise, d'une beauté monotone, pour « peindre », littéralement, des paysages fascinants, a fortiori les « paysages intérieurs », dans des récits où l'action est clairement reléguée au second plan, quand elle n'est pas à peu de choses près inexistante ; une science-fiction désenchantée, enfin, marquée par l'échec « nécessaire » de la conquête de l'espace (superbement illustré par un certain nombre de nouvelles, notamment, dont l'excellentissime « Treize pour le Centaure »), et souvent imprégnée d'une atmosphère de fin du monde.

Il est hélas devenu relativement difficile de se procurer les œuvres les plus anciennes de Ballard, si l'on excepte la fameuse « trilogie de béton » (Crash!, L'île de béton et I.G.H.), récemment rééditée chez Denoël (et que vous DEVEZ lire). Il semblerait néanmoins que cette triste situation doive connaître un terme dans le courant de l'année 2008, et l'on ne s'en plaindra certainement pas... Tristram a ainsi annoncé depuis quelques temps une réédition de l'intégrale des nouvelles de Ballard, dont le premier tome se fait attendre, mais devrait néanmoins être publié cette année. Restait un gros morceau : les quatre « romans apocalyptiques ».

Depuis Wells (au moins !), et jusqu'à nos jours (voyez Stephen Baxter, par exemple), l'apocalypse est un thème central de la science-fiction britannique. Et la contribution de Ballard au genre est rien moins qu'exceptionnelle : entre 1961 et 1966, il a en effet livré quatre romans décrivant quatre fins du monde, chacune centrée sur un des quatre éléments. Si le premier de ces romans, Le Vent de nulle part, ne devrait pas être réédité en raison d'un certain « reniement » de l'auteur (pfff...), l'excellente collection Lunes d'encre dirigée par Gilles Dumay chez Denoël va néanmoins publier les trois autres dans le courant de l'année ; en attendant La Forêt de cristal, annoncé pour octobre ou novembre si je ne m'abuse, voici déjà ce beau volume regroupant Le Monde englouti et Sécheresse, deux superbes romans où l'eau et le feu conjuguent leurs forces pour anéantir une humanité en fin de parcours.

Commençons par Le Monde englouti (1962 ; pp. 7-206). Dans un futur relativement proche, le soleil bouleversé provoque une terrible canicule ; les zones équatoriales et tropicales sont devenues tout simplement invivables, et les régions de nos jours tempérées connaissent régulièrement des pics de température à 50°. Il en a résulté une terrible élévation du niveau des océans, qui ont submergé la quasi-totalité de la Terre, laquelle n'est désormais plus que mers, lagunes et marécages. L'humanité est condamnée à très brève échéance. Seuls quelques millions de personnes ont pu trouver refuge dans les régions polaires, où elles assistent à la mort de leur espèce. Mais pas du monde : les animaux ont évolué et, comme par un étrange et brusque retour à la préhistoire, les lézards et les reptiles dominent de nouveau la planète. Quelques scientifiques, assistés de militaires, enquêtent sur le phénomène, et ne peuvent guère que constater l'inéluctable régression de la Terre. C'est le cas du biologiste Robert Kerans, en mission pour l'ONU (ou ce qu'il en reste...), qui se rend dans ce qui fut l'Angleterre, dans ce qui fut Londres. Dans les sommets des arrogants gratte-ciels de la cité qui surnagent dans la vase, il fait la rencontre de Béatrice Dahl, une jeune femme intransigeante qui refuse d'abandonner son héritage. A l'évidence, pourtant, la température va encore augmenter, et la région devenir invivable... Mais quand les militaires décident de retourner au-delà du cercle polaire arctique, Robert et Béatrice préfèrent rester, de même que le biologiste Bodkin. Malgré la chaleur ; malgré l'insomnie, malgré les rêves : pour Bodkin, les modifications subies par la planète sont destinées à bouleverser la psyché humaine, subissant elle aussi cette régression jurassique ; le paysage intérieur s'adapte au paysage extérieur. L'avenir de l'homme, ainsi, est nécessairement dans ce Sud de fournaise, celui où se rend ce soldat devenu fou et à moitié animal : geste suicidaire ? Mais l'attente résignée est-elle autre chose ? La température augmente, quoi qu'il en soit ; le monde change ; le Sud obsédant semble se rapprocher de jour en jour des trois Londoniens... Et avec lui, l'étourdissant et arrogant flibustier Strangman et sa troupe de pillards et de crocodiles. Lui ne compte pas fuir, pas plus qu'il ne se précipitera vers une mort certaine dans la fournaise méridionale ; il entend bien plier le monde à sa volonté démiurgique... « Mieux vaut régner en Enfer qu'être esclave au Paradis » ?

Un roman magnifique, déprimant et troublant. La plume à la fois aride et subtile de Ballard promène langoureusement le lecteur dans une multitude de paysages fascinants, riches de détails saisissants. Si le personnage de Kerans est en creux, comme souvent, celui de Strangman, par contre, est une création magnifique. Lointain descendant du Kurtz de Au cœur des ténèbres et du Klaus Kinski de Fitzcarraldo (et j'avouerais aussi – mais peut-être est-ce parce que, parallèlement à la lecture du Monde englouti, je peinais sur Elric et la porte des mondes ? –, que je n'ai pu m'empêcher d'y reconnaître le prince albinos de Moorcock, l'auto-apitoiement en moins...), c'est un superbe personnage, génial et fou, séduisant et répugnant, extraordinairement charismatique : la scène de l'assèchement de Londres, centrée sur ce nouveau Moïse hilare et cruel, est un véritable moment d'anthologie... A l'instar de la poignante fin du roman.

Dans Sécheresse (1964 ; pp. 207-445), ce sont à nouveau le feu et l'eau qui anéantissent l'humanité, mais d'une manière bien différente, l'eau brillant cette fois par son absence. Il n'y a pas de canicule à proprement parler ; mais la pollution des océans est devenue telle qu'elle prohibe désormais la formation de nuages : sur les terres desséchées, il ne pleut plus depuis bien trop longtemps. Lacs, rivières et fleuves disparaissent petit à petit, et les hommes assoiffés s'exilent bientôt vers les côtes, attirés par cette eau salée qui ne peut pourtant subvenir à leurs besoins. Pour l'instant, le docteur Charles Ransom végète encore sur sa péniche échouée près d'un lac asséché, à Hamilton, non loin de la ville de Mount Royal. Mais les réserves d'eau diminuent de jour en jour, et les hommes deviennent fous. Il n'aura bientôt plus d'autre choix que de fuir à son tour vers la côte, accompagné notamment de l'intriguant jeune homme qu'est Philip Jordan, lequel a continué jusqu'au dernier moment de diriger sa barque dans les dernières flaques du lac, et de Catherine Austen, la zoologiste fascinée par les lions. Ils quitteront Hamilton en flammes, ses pêcheurs devenus fous, et la danse macabre à laquelle ils se livrent autour de l'architecte dément Richard Foster Lomax et du troublant simplet Quilter. Sur la côte, cependant, il leur faudra encore trouver le moyen de survivre au milieu des intrigues et des mesquineries de leurs semblables...

Sécheresse est bien un très bon roman, d'une lecture peut-être plus aisée que le précédent (notamment en ce qu'il est découpé en très brefs chapitres), mais il me semble néanmoins être un cran en-dessous. Les scènes frappantes ne manquent pas, certes, et l'écriture, toujours aussi aride (et pour cause !), est toujours aussi belle. Mais l'effet est moindre, me semble-t-il, peut-être en raison d'une plus grande dispersion du roman (entre les personnages – bien plus nombreux que dans le précédent – et dans le temps : il y a d'ailleurs une longue ellipse entre la première et la deuxième partie du roman qui m'a paru un peu trop brutale...) ; l'atmosphère de fin du monde est bien là, mais paraît un peu plus lointaine que dans Le Monde englouti, alors même que l'éventualité de la mort par déshydratation paraît bien plus proche... Etrange. Cela dit, tout est relatif, Sécheresse reste un très bon roman, et les personnages de Philip Jordan et de Quilter, notamment, sont très réussis.

Avouons par ailleurs – ce qui vaut pour les deux romans – que la plume de Ballard y présente déjà bien des aspects que l'on retrouvera dans la « trilogie de béton », notamment : le style est beau et sobre, précis et saisissant, tout cela est sublime... mais à l'occasion un peu chiant. Disons, pour être plus exact, que le rythme langoureux et monotone des romans ne sera sans doute guère du goût de tous. Il faut un effort pour pénétrer ces romans, c'est certain ; mais la récompense n'en est que plus belle.

Avec ces deux romans apocalyptiques – au sens strict (on ne peut guère parler ici de post-apocalyptique, la fin du monde est bien en train de se produire) comme au sens biblique (car il s'agit bien, à chaque fois, même si cette dimension est peut-être plus sensible encore dans Le Monde englouti, d'une « révélation ») –, J.G. Ballard a bien livré une œuvre de science-fiction majeure, et pour ainsi dire incontournable. Félicitons-nous donc de cette réédition tardive, en attendant celle de La Forêt de cristal et la publication de l'intégrale des nouvelles de cet auteur qui figure bien parmi les plus importants de la littérature contemporaine.
Nébal
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le 4 oct. 2010

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Nébal

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