Dubravka Ugresic nous donne à lire l'exil comme une fragmentation. le livre est à l'image de la toute première scène, où l'autrice énumère les objets retrouvés dans le ventre de l'éléphant de mer du zoo de Berlin : une accumulation de petites pièces a-priori cocasses, mais qui mises bout à bout racontent une histoire et font sens. C'est précisément ce que dit l'un des personnages à la fin du livre : "nous sommes tous des musées ambulants". Dubravka Ugresic s'expose en écrivant, comme témoin d'un monde disparu.
Car c'est toute une histoire récente de l'ex-Yougoslavie que nous traversons, d'abord du point de vue de l'exil d'une femme à Berlin, qui ne veut pas spécialement apprendre l'allemand, puis de celui de la guerre, avec cette partie merveilleuse intitulée "Photographie de groupe", où la narratrice évoque une soirée entre amies où un ange ayant échoué à sauver une vie leur est apparu. Après quoi la guerre éclate, et le groupe d'amies se disloque. Dubravka Ugresic écrit ce que chacune a fait, ce que chacune est devenue loin des autres, amies à tout jamais séparées, amies qui l'étaient parce qu'un pays les tenait, et que rien désormais ne pourra plus réunir. C'est à partir de là que le roman prend toute son ampleur, éclairant différemment les portraits vifs d'exilés à Berlin, l'évocation de la mort de la mère et de son exil depuis la Bulgarie quand elle avait vingt ans, ou encore ce chapitre presque autonome intitulé "Nuit de Lisbonne", où la narratrice tombe amoureuse d'un jeune homme auquel elle finit par donner de l'argent, alors qu'elle-même n'a plus nulle part où vivre, et que son ex dort dans le même hôtel qu'elle. (Ce fragment est pour moi le plus fascinant dans l'ensemble du roman, le plus dense et le plus ambigu : on y sent toute la détresse et toute l'espérance de la narratrice, sa puissance aussi, d'être à qui il a été donné de tout réinventer puisque rien ne pouvait plus tenir.) Et malgré la dimension quasi autarcique de ces fragments qu'un livre réunit (comme si le livre était l'utopie d'un monde défait que le roman parvient quand même à rendre cohérent), on est saisi par le vertige du temps, le vertige de l'Histoire et de sa condamnation.

Albino
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le 17 déc. 2020

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