"Le naufragé" et la fugue : un chef d'oeuvre

« Quand il était venu en Europe pour suivre les cours de Horowitz, Glenn était déjà le génie et nous, à cette même époque, nous étions déjà les naufragés. »


Publié en 1983, six ans avant la mort de Thomas Bernhard "Le naufragé" est un roman-monologue qui met en scène trois personnages : Glenn Gould, le narrateur et son ami Wertheimer. Le génie de Glenn Gould s'impose d'emblée et détourne les deux autres de leur carrière de pianiste virtuose. Aucun des deux ne peut accepter l'idée qu'il ne sera jamais le meilleur. Mais si le narrateur met fin à cette carrière sans regret, donnant son Steinway à la fille du maître d'école, il n'en est pas de même pour Wertheimer qui mettra quinze ans à s'avouer vaincu et vingt ans avant de mettre fin à ses jours.


L'art de Thomas Bernhard consiste à construire son soliloque comme une fugue, telle qu'on la trouve dans les "Variations Goldberg" que jouait Glenn Gould précisément au moment de leur rencontre. Elles sont composées d'un aria, suivi de 30 variations, et de la réitération de l'aria initial).


"Après ces trente variations dans lesquelles Bach emploie tous les moyens imaginables pour partir du même point et pour revenir au même point (chaque variation correspond à une mesure de l'aria), il clôt le cycle par une réitération de l'aria, laissant suggérer que rien n'est achevé." (wikipedia, variations Goldberg)


On trouve une très belle définition de la fugue dans la nouvelle de Carson McCullers, "Celui qui passe", à propos d'un prélude de Bach.


"La première voix de la fugue se détacha d'abord, limpide, solitaire, puis se répéta, mélangée à une seconde voix, et se répéta de nouveau dans une construction savante, où le flot serein , horizontal de la musique se mit à couler avec une majesté tranquille. Le thème principal s'enroulait aux deux autres, dans une richesse infinie d'invention, émergeant parfois, parfois submergé, avec la sublime élégance d'une chose qui se sait unique et ne craint pas de se fondre dans un ensemble".


Dans "Le naufragé" l'auteur fait dire à Glenn Gould :"Notre existence consiste à être continuellement contre la nature, et à procéder contre la nature, jusqu'au moment où nous baissons les bras parce que la nature est plus forte que nous qui, par outrecuidance, avons fait de nous-mêmes un produit de l'art. ..." Et puis ceci : "Il haïssait l'idée de n'être qu'un médiateur de musique entre Bach et le Steinway...un jour, c'est lui qui parle, je serai broyé entre Bach d'une part et le Steinway d'autre part...A longueur de vie, j'ai peur d'être broyé entre Bach et le Steinway...L’Idéal serait que je sois Steinway, je pourrais me passer de Glenn Gould, dit-il, en étant Steinway, je pourrais rendre Glenn Gould superflu...Glenn Steinway, Steinway Glenn, uniquement pour Bach".


C'est un peu comme si la misère de notre vie venait de notre impossibilité à coïncider avec nous-mêmes.


Après avoir donné seulement 34 concerts, Glenn Gould a choisi de se retrancher du monde pour se consacrer uniquement à son art. Le même choix conduira le "sombreur" à l'auto-destruction finale.

Benedicte_Leconte
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le 29 déc. 2015

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