Le Passeur
7.8
Le Passeur

livre de Lois Lowry (1993)

Premier roman amorçant la tétralogie dite du Quatuor - comprenant également L’Elue (2000), Messager (2004) et Le Fils (2012) -, Le Passeur paru en 1993 en version originale, en 1994 en français, recevait la même année la médaille Newbery, prestigieux prix littéraire décerné au meilleur livre américain pour enfants. Malgré une réception critique mitigée car relançant les éternels débats du bien-fondé de la littérature jeunesse, il peut se targuer de s’être hissé au rang de précurseur d’un genre aujourd’hui prisé par la jeunesse. S’il est difficilement concevable de nier ses nombreuses qualités tant sur le fond que sur la forme, c’est avec un âpre sentiment de déjà-vu que j’en quitte la lecture.


Jonas vit dans un monde « égalitaire », uniforme, aseptisé, bien au-dessus des contingences socio-économiques, politiques et autres. Et pour cause, le Comité des Sages responsable de la création des cellules familiales y veille avec soin. Toute personne inapte parce que trop âgée, malade, etc. est « élargie » et ce, même si peu de gens savent réellement de quoi il s’agit. Dans cette étrange communauté, le savoir de tous est entre les mains d’un seul : le Dépositaire de la Mémoire. Lui sait comment était le monde. Bientôt, Jonas, encore inconscient de son incroyable destin, aura douze ans et se verra attribuer sa fonction.


C’est avec simplicité, dans un style sobre particulièrement fluide et agréable que Mrs. Lowry entraîne le lecteur avec elle parmi les structures d’un régime totalitaire qui ne se nomme pas. Malgré les choix de traduction forçant les implicites – « released » en version originale (délivré) devient « élargi » en version française –, l’intrigue est bien construite et l’univers, cohérent. Multipliant des élans poétiques appuyés, le roman joue malheureusement la carte sujet-verbe-complément et ce jusqu’à sa fin en demi-teinte, ouverte à l’interprétation. C’est donc avec peu de subtilité, en développant un récit attendu que l’auteur nous fait l’apologie de la liberté par opposition à la sécurité dans ce qu’elle a de plus total.


Les récits anti-utopiques sont aujourd’hui légions, satisfaisant une demande constante et apparemment inépuisable si bien que de nombreuses sagas ont pu voir le jour et remporter le succès que l’on sait parmi les enfants et les parents Pour n’en citer que quelques-unes : Hunger Games, Divergente, Le Labyrinthe, etc. Pourtant, Le Passeur n’a que peu de choses en commun avec ces romans trop ciblés et trop vite récupérés par l’industrie du cinéma. De ceux-là, nous ne retiendrons qu’un vague climat contestataire, peu porteur de réflexion, saturé d’action, de messages politiques dilués et de relations amoureuses boutonneuses. Or, ici, rien de tout cela. Les tabous de la mort et de la maladie sont à peine contournés par la création d’un vocabulaire spécifique. La gestion démographique des familles n’est pas sans évoquer les travaux de Thomas Malthus, économiste anglais qui prônait en son temps un contrôle de la natalité en vue de maîtriser la croissance de la population.


Symbolique évidente, le prénom Jonas, comme son homonyme biblique, plongera au plus profond de lui-même afin de savourer une période de réflexion d’où jaillira la vérité sur sa nature. Mémoire et langage étant deux concepts étroitement liés, le Passeur doit se réapproprier les émotions ainsi que les mots pour les décrire. Mnémosyne, déesse mythologique grecque de la Mémoire n’est-elle pas également la créatrice des mots et du langage ?


Néanmoins, l’auteur ne prend pas les adolescents pour des imbéciles et pose des questions tout actuelles notamment sur les rapports entre sécurité et liberté, devoir de mémoire et transmission du savoir. Les autochtones du monde dans lequel Jonas est condamné à vivre ont depuis longtemps abandonné leur liberté pour ne pas avoir à payer le prix de leur humanité. Ne sachant pas que c’est la relativité dont ils dépendent qui donne leur valeur aux choses, aux gestes et aux mots, ils ont ainsi accédé à un bonheur factice, artificiel, contrôlé. « Sans la liberté de blâmer, il n'est point d'éloge flatteur. »


Enfin, même si, chez Jonas, l’eugénisme n’est nullement pratiqué, l’univers du Passeur rappelle un peu trop Le Meilleur des Mondes d’Aldous Huxley sans l’ironie et la subtilité dont celui-ci avait fait preuve près de soixante ans auparavant. C’est en cela qu’il semble, par bien des côtés, n’en être qu’une version édulcorée, faite sur mesure pour un public jeune. Cependant, comme une invitation à reconsidérer l’émerveillement sous toutes ses formes, comme au sortir d’une thébaïde, Le Passeur est une lecture lénifiante, de celles qui apaisent et qui soignent ; une belle introduction au genre anti-utopique.

RobinMarotta
6
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le 5 juil. 2018

Critique lue 729 fois

lethean spleen

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