Anéantir la Beauté
C'est sans doute la première fois qu'un podcast sur un auteur me donne autant envie de le lire. Le Pavillon d'Or est ainsi le premier ouvrage de Mishima que je me suis surprise à dévorer, après...
le 2 sept. 2017
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Critique vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=sr2CUliBNI0&ab_channel=YasminaBehagle
Alors qu’il était enfant, le père de de Mizoguchi lui a transmis sa fascination pour le Pavillon d’Or, un temple zen qui date des années 1400 et qui a résisté au temps et a plusieurs incendies. Ce lieu, qui depuis le 19ème siècle fait partie des trésors nationaux du Japon, a un lien particulier avec le jeune homme. Celui-ci est obsédé par sa beauté et le lecteur pourrait se demander si ce serait le cas si le garçon ne se vivait pas comme très laid. De plus en plus troublé, il décide d’incendier ce que l’homme a cru éternel.
Souvent qualifié de roman psychologique, Le pavillon d’Or suit un personnage complexe, qui bien qu’expliquant à de nombreuses reprises les raisons de son plan, se dérobe parfois à la compréhension. La fin, dans son équivocité, marquera le lecteur : car alors que la majorité des réflexions du jeune homme ressassent morbidement ce qui lui manque, elle peut sonner comme une complétude : tandis qu’il observe son forfait, il abandonne le suicide qu’il entendait commettre en même temps que l’incendie « Dans l’autre poche, ma main rencontra le paquet de cigarettes. Je me mis à fumer. Je me sentais l’âme d’un homme qui, sa tâche terminée, tire une bouffée. Je voulais vivre. » On pourrait n’y voir qu’une libération, mais connaissant Mishima, il serait difficile de retirer toute tension mortifère du personnage. J’ai eu l’impression, à la lecture, que ce désir de vie, qui clôt le roman, et qui donc devrait renseigner sur l’avenir du jeune moine, n’est rien d’autre qu’une pensée furtive, comme le serait une envie de cigarette, justement. Il me semble d’ailleurs avoir lu que dans la vraie vie, car c’est tiré d’un véritable incendie dans les années 50, le moine en question s’est suicidé. Le temple a été reconstruit, mais n’apparait plus dans la liste des trésors nationaux, car n’a pas pu être construit avec les matériaux d’origine. D’un autre côté, cette fin montre une dualité dans le texte, entre le Pavillon, et Mizoguchi, l’un se nourrissant de la vie de l’autre, les deux ne pouvant vivre simultanément. Si le héros dit à plusieurs reprises que c’est la Beauté (beauté comme absolu, idéal inatteignable) qu’il veut atteindre en détruisant le Pavillon d’Or, on se demande si ce n’est pas la finitude — car la beauté des lieux est toujours associée à l’éternité, à l’ineffable. Seule la désintégration peut rivaliser avec une telle beauté : « de l’indestructible beauté du Pavillon d’Or émanait une possibilité d’anéantissement […] Mettant le feu au Pavillon d’Or, trésor national depuis les années 1890, je commettrais un acte de pure abolition, de définitif anéantissement, qui réduirait la somme de Beauté créée par la main de l’homme ». Si même un temple qui a traversé le temps est éphémère, qu’en est-il de nous ? On pourrait lire dans ce genre de questionnements sur l’éternité, la grandeur, la beauté, l’avenir réactionnaire de Mishima. Après tout, si on devait trouver une situation comparable, il est facile de se souvenir de qui s’est le plus ému de l’incendie de Notre-Dame… Et pourtant, et c’est ce qui en fait une figure de la littérature japonaise assez ambiguë, Mishima a pris le parti de l’incendiaire. De la transgression.
Le geste du narrateur est transgressif parce qu’il révèle ce que l’homme essaie d’oublier, même ici dans le cas de moines, qui est la fin de toute chose. La finitude fait partie de notre condition humaine, et c’est pour ça que le geste final est préfiguré à plusieurs reprises dans le roman : avec l’allégorie du chaton qu’un moine décapite pour apaiser ceux qui se le disputent, ou même quand Mizoguchi surprend le Prieur dans le quartier des prostituées : à partir de là, il sera vu comme un reproche par ses supérieurs, car il les ramène à ce bas-monde, à celui du corps, du pourrissement, de la sexualité. C’est à cet instant que le texte bascule et le pousse à son crime.
D’ailleurs en parlant de dualité, on observe aussi dans le texte une opposition entre les deux amis de Mizoguchi, Tsurukawa et Kashiwagi. Une critique sur Babélio dit que le premier est un génie bienveillant et l’autre malveillant, mais je crois que le texte nous montre justement aussi à travers ces deux figures une tension entre corps et esprit, la chair, l’incarnation avec Kashiwagi, et l’idéal et le spirituel avec Tsurukawa, et peut-être et c’est là où le récit est fort, la porosité entre les deux, car la révélation sur la mort de Tsurukawa montre comment lui-même était rappelé par son corps, par ses instincts et ses appétits, et que l’image très évanescente qu’il donnait au narrateur était faussée. C’est peut-être pour ça que le texte donne l’impression que le quartier des moines semble si proche de celui des bordels : on peut avoir le sentiment qu’il n’existe que ces deux lieux dans la ville où déambule Mizoguchi, les deux endroits soumis à des courants d’air incessants, à la circulation des moines et des prostituées d’un point à l’autre d’une manière indifférenciée.
Il y a dans le texte une fascination de la femme, mais d’une femme qui reste hermétique. Une sensualité raffinée, qui n’aboutit presque jamais à quelque chose de charnel. On assiste à l’incompréhension des personnages masculins : les femmes se dérobent non pas à cause de leur défauts physiques ou de leurs handicaps (plus ou moins fantasmés, une des filles balaie rapidement le pied bot de Kashiwagi pour ses beaux yeux), mais de leur balourdise — plutôt que de voir qu’elles cèdent, le héros reste ébahi, mi-émerveillé, mi-effrayé par le Beauté.
Répétition de l’adjectif « élastique » en association au corps, que ce soit celui d’une chat ou d’une femme, ce qui ramène toujours un peu aux viscères, à un organique un peu étrange, par son côté artificiel. D’ailleurs, les scènes où des femmes apparaissent dans un contexte érotique sont étranges, proches de la mort par exemple avec la mouche sur le sein de la prostituée à la fin, ou la demande d’écrabouillement du soldat américain, ou porteuses de confusion, la figure de la mère, les seins nourriciers,… Il y a toujours un peu de mort dans le cul et de cul dans la mort. Alors que le narrateur se promène dans un temple, il est accosté par un soldat américain qui lui demande d’écraser le ventre de la prostituée qui lui tient compagnie. « Elle ferma les yeux en gémissant. « Encore ! Continue ! Encore ! ». Mon pied, de nouveau, tomba. L’impression grinçante que j’avais éprouvée au premier pas fit place, au second, à une joie débordante. « C’est un ventre de femme ! me disais-je. Et voici ses seins ! ». On apprend plus tard dans le récit que la femme était enceinte, et que cette scène bizarrement érotique à laquelle le narrateur a participé était un avortement. Qu’il y a un lien indissociable entre violence et sexualité, que la découverte du corps de la femme est toujours un peu une destruction. Le lien d’ailleurs est plutôt clair entre la virginité et le rapport au monde du narrateur. S’il s’isole, s’il semble s’enfermer dans une spirale destructrice, c’est à cause de sa laideur et du rejet qui en découle. Cela établit un lien clair entre le Pavillon qu’il veut détruire et les femmes et le sexe. Mais là où l’on aurait pu croire que la perte de la virginité lui aurait passé son idée pyromane, elle la confirme.
Le pavillon d’Or si on voulait être provocateur et réducteur, est peut-être le roman des incels avant l’heure : des jeunes hommes qui vivent dans le ressentiment et la peur du féminin, qui en viennent à s’isoler dans le ressassement de leurs idées fixes. Ou une peinture fidèle du Japon d’après-guerre, à genoux devant les américains ( il n’est pas anodin que le soldat qui demande d’écraser la prostituée le soit, on pourrait y voir l’allégorie sous la plume de Mishima d’une nation humiliée). Mais c’est surtout un livre très sensuel, texturé, qui propose une sorte de maniérisme un peu SM qu’en non-connaisseuse je qualifierais de très japonais.
Créée
le 26 nov. 2024
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