Loin de la rhapsodie ludique des hénaurmités du premier « Pantagruel », qui balayaient gaillardement les préjugés et les autoritarismes sur le ton innocent et braillard d'une cour de récréation niveau primaire, Rabelais se trouve confronté maintenant à la nécessité de nous exposer – au moins à mots couverts – la « substantificque moelle » dont il se prétendait le truchement.

Visiblement, l'objectif ne sera pas atteint avec la même allégresse que celle dont les premiers livres nous honoraient. Pantagruel est encore un géant, certes, mais son gigantisme, timidement évoqué, ne fait guère avancer les choses. A peine de quoi le mettre au-dessus de la condition commune, figure paternelle, grand frère, peut-être ersatz d'un Dieu mal en point. En regard des truculences épicées qui régnaient dans les premiers temps de la geste, Pantagruel fait preuve ici d'une sage réserve qui peut paraître affadie; il se limite essentiellement à tirer d'érudites leçons de son voyage, en se fondant sur sa vaste culture gréco-latine. Le géant n'est plus l'enjeu majeur du récit, à la rigueur une figure de philosophe expérimenté qui sert de repère stable par rapport aux agitations et aux paniques de Panurge.

C'est tout de même pour renseigner Panurge sur les dangers de la cocufication en cas de mariage que le voyage a été entrepris. Panurge apparaît comme l'homme du commun aux prises avec les contingences du monde, que Pantagruel, un rien transcendant, remet en perspective sur la longue durée et dans le cadre de l'expérience accumulée par l'homme (travail humaniste s'il en est).

Las, le voyage, pour pittoresque qu'il soit, ne parvient pas à son but : la Dive Bouteille, Bacbuc, est reléguée au Cinquième Livre. Artifice de romancier qui cherche à délayer une série qui s'avère juteuse ? Pas sûr. Car, pour que la Bouteille parle, faut-il encore que son message ait suffisamment de poids pour tirer Panurge de son désarroi vis-à-vis du manque de repères dont il souffre dans ce monde. A moins de s'en tirer par une pirouette (ce qui discréditerait radicalement la « substantificque moelle »), Rabelais se sent-il suffisamment ferme dans sa démarche pour formuler un message qui puisse contrebalancer les dérives d'une religion qui se comporte en mère abusive ? Tel pourrait être le piège de l'humanisme : croire en l'Homme, n'est-ce pas croire en la pluralité des vérités, et des mensonges ?

Si, en toute orthodoxie humaniste, interpréter les aventures vécues à la lumière des savoirs antiques est louable, comment ne pas ressentir l'ironie qu'il y a à convoquer Strabon, Plutarque, Arrien, Eschyle, Anacréon et une foule de Grecs et Romains moins illustres afin de commenter le fait que Bringuenarilles, à l'accoutumée grand consommateur de moulins à vent, a perdu la vie pour avoir substitué à son régime alimentaire habituel une légion d'ustensiles de cuisine de bonne taille ? N'est-ce pas là nous dire que l'expérience humaine compilée par les siècles peut justifier tout et n'importe quoi, et qu'aucun repère n'est légitime (ce qui, en toute hypothèse, avait peu de chances de plaire aux autorités ecclésiastiques) ?

La quête de Panurge et de ses compagnons est donc décousue, et paraît livrée aux seuls caprices du hasard : aventures brèves ou plus durables, rencontres évoquant parfois clairement les problèmes du temps de Rabelais, parfois sans aucun rapport évident avec eux. L'errance apparente du voyage permet de rendre la richesse du monde et de ses possibles, écho des grands voyages de découvertes dont Rabelais est contemporain. Distinguer l'essentiel de l'anecdotique dans cette odyssée incertaine ne semble pas tâche aisée.

Si le voyage est confrontation à l'Autre, nous sommes servis : Quaresmeprenant, aux chapitres XXX et XXXI, est anatomisé en dizaines de composants délirants, qui en font un rival heureux des assemblages d'Arcimboldo ; on défie quelque graveur de la Renaissance, aussi porté sur la Bouteille qu'il soit, de représenter une telle créature. La leçon – s'il y en a une – est patente : les conceptions humaines sont peu de choses en regard du pullulement des possibles. Pas très humaniste, ceci. Allez dire dans ce cas que l'homme est la mesure de toute chose.

Les images merveilleuses qui accompagnent les éditions Renaissantes de Rabelais, mais aussi les portulans et les atlas d'époque, sont plus pertinentes pour nous dire ce que pouvait l'imaginaire du temps pour se représenter l'altérité des créatures étrangères : monstres, animaux fabuleux, mais aussi techniques apparemment magiques, quoique à la portée de l'homme pour peu qu'il s'engage dans leur élaboration. Les chapitres LXI et LXII ouvrent des perspectives pour l'amélioration de la maîtrise de l'homme sur le Monde. L'humaniste Rabelais revient à ses fondamentaux.

Cet élan jouissif d'anticiper la maîtrise du Monde passe par la jubilation du langage, et spécifiquement du lexique. Les avalanches d'inventions verbales rabelaisiennes, empilées par colonnes sur certaines pages, sont –entre autres – l'expression de l'optimisme créateur que ressent l'humaniste d'être au monde. Rabelais crée la langue française sous nos yeux, et en devient, le temps d'une liste pléthorique, le Géant accoucheur de Mondes Neufs. L'île d'Ennasin est fondée sur l'association purement verbale de réalités sans parenté.

La critique de la religion (épisodes des Papefigues et des Papimanes) est pourtant l'occasion de souligner que, si les mots disent le Monde, ils n'ont aucun titre à le sculpter ni à le régir. L'absurdité remarquable des Décrétales (textes normatifs qui entendent régir le comportement des chrétiens) montre que le verbe ne doit jamais chercher à s'assujettir le réel.

Le chapitre VIII narre le célébrissime épisode de Panurge noyant tout un troupeau de moutons. On ne veut pas abuser en évoquant des comportements fréquents en démocratie, ce qui serait parfaitement anachronique. Mais certains dirigeants lecteurs de Rabelais savent bien que, tant qu'à faire, face à un troupeau de moutons, mieux vaut se placer dans la posture de Panurge.

Quant aux appels récurrents de Rabelais à boire, transparents dans la quête de la Dive Bouteille, est-on bien sûr qu'ils traduisent la conviction que la vérité est dans le vin ? S'agit-il de gagner un surcroît de lucidité, ou de compenser la perte de sens en s'enivrant pour remédier aux difficultés de maîtriser le Monde ? En son temps, Baudelaire, au moins, sut prendre son parti.

Laissons-nous submerger par le déluge d'images étranges et colorées, qui nous replacent, le temps d'une lecture, dans l'émerveillement candide d'un enfant qui découvre le monde. Ce n'est pas pour rien que la Renaissance évoque une nouvelle mise au Monde. Le cas échéant, les lecteurs initiés y repéreront l'écho des débats philosophiques et religieux du XVIe siècle.

khorsabad
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le 22 déc. 2011

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