J'aurais mis le temps, à lire du Brussolo. Pendant longtemps, il faut dire, je n'en ai eu presque que des échos extrêmement négatifs : j'entendais parler d'un écrivain prolifique qui avait commis une flopée de bouses alimentaires publiées à la mitrailleuse et par ses soins en Présence du futur ; d'un auteur vaguement nanardeux, expédiant des romans où les bonnes idées se noyaient dans un déferlement d'images totalement dénué de structure ; d'un écrivain, enfin, au style pathétique et sans âme, avec un goût prononcé pour l'outrance « automatique ». Ce qui ne fait pas vraiment envie, tout de même.

Et puis, ces derniers temps, et en plusieurs étapes, je me suis pris en pleine face une virulente offensive pro-Brussolo : on me vantait la force de ses images, la noirceur et la cruauté de ses récits ; on évoquait avec un sourire le côté profondément addictif de la chose (un camarade, notamment, m'expliquant qu'il avait emporté un omnibus de Brussolo en vacances, en lisait quelques pages, se disait « bon, je vais m'arrêter là », puis continuait sur quelques pages, finissait un roman, « bon, je vais m'arrêter là », et puis non, entamait le nouveau roman, en lisait quelques pages... ad lib.). Difficile de concilier ces deux versions... Les admirateurs, certes, reconnaissaient volontiers qu'il avait écrit de la merde, qu'il fallait opérer un tri ; et que, même dans ses meilleurs ouvrages, il avait effectivement tendance à laisser libre cours à ses idées au détriment de la structure. Mais, surtout, on m'a dit que, me connaissant, et connaissant mes goûts et mes envies, je ne pouvais pas faire l'impasse sur Brussolo.

Dont acte. Je note trois titres qui m'ont l'air intéressant : Vue en coupe d'une ville malade (j'aime beaucoup ce titre, je plaide coupable... Je n'ai appris qu'ultérieurement que c'était son premier recueil de nouvelles), La Nuit du bombardier, et Le Syndrome du scaphandrier. Sur les trois, je n'ai trouvé que ce dernier : allez, hop (et, en bon maniaque de consommateur impulsif, j'en ai profité pour prendre également L'Homme aux yeux de napalm et Boulevard des banquises, parce que là encore les titres me bottaient et les quatrièmes de couv' aussi, et La Planète des Ouragans, histoire de tâter de l'auteur dans une veine science-fictive plus « classique »).

J'ai donc lu Le Syndrome du scaphandrier.

Et je remercie les admirateurs zélés propagandistes, parce que, quand bien même je lui reconnais bien des défauts, je n'en ai pas moins adoré ce roman, qui mérite bien de rentrer dans ma bibliothèque idéale de l'imaginaire francophone.

L'idée de base est excellente (« empruntée » à un confrère, paraît-il). David est un médium, qui a la faculté de plonger dans ses rêves sur une période plus ou moins longue, et d'en ramener des objets dans le monde « réel » ; ce qui fait de lui un « artiste », dans un monde où la création artistique, qu'elle soit figurative ou abstraite, est totalement dévaluée. Mais c'est que les objets étranges que ramènent David et ses confrères, de taille et de forme variables et indépendantes de la volonté du rêveur, ont des propriétés apaisantes qui en font des objets très prisés, des grands monuments capables de réfréner les ardeurs bellicistes au point de signer un traité de paix, et recyclés dans des quartiers riches dont les habitants nagent dans la béatitude, aux petits bibelots tels que ceux que pêche David, et qui ornent les cheminées et les étagères du quidam. David, quoi qu'il en soit, n'est en définitive qu'un fonctionnaire dans le monde réel : une fois qu'il a récupéré un objet, des intermédiaires, après l'avoir soumis à une batterie de tests de conformité – éventuellement fatals au rêve... –, se chargent de trouver un acheteur. Et David n'est guère enchanté de cette vie terne au possible.

D'autant que, dans ses rêves, il mène une vie bien autrement palpitante. Chaque rêveur a son univers, et son activité particulière lui permettant de ramener des objets ; certains, ainsi, font des safaris épiques, chassant les mythiques bêtes blanches, transformées au sortir du rêve en quelque chose qui n'a plus rien à voir... David, lui, est alors un cambrioleur de talent, dans un univers nourri par ses lectures adolescentes, une quantité inimaginable de pulps policiers tous plus naïfs les uns que les autres. Là, il retrouve à chaque « plongée » ses comparses, le simplet Jorgo et la belle Nadia, avec qui il forme une bande efficace, déjouant avec astuce systèmes d'alarme et enquêtes policières...

Mais tout cela n'est qu'un rêve, bien sûr. Nadia et Jorgo n'existent pas vraiment. Ce ne sont que des images que David a créées pour exprimer son talent médiumnique... C'est du moins ce que les psychologues, l'infecte Marianne en tête, ne cessent de répéter à David. Il doit faire attention à ne pas sombrer dans son univers onirique, à lui accorder la moindre réalité ; sinon, victime du « syndrome du scaphandrier », il en viendra à perdre pied totalement, son cerveau se changera en porcelaine, et il en mourra...

Mais David, lui, sait que Nadia et Jorgo existent, qu'ils sont réels. Et il craint qu'on ne lui interdise bientôt de « plonger ». Il craint de devenir un légume, comme tant d'autres rêveurs avant lui. Et il n'en est pas question.

Le résultat est impressionnant. Pas sans défauts, certes : le style de l'auteur, quoique régulièrement générateur d'images fortes, achoppe régulièrement sur des répétitions plus ou moins pénibles. Et les critiques récurrentes sur le défaut de structure des romans de Brussolo se vérifient amplement ici ; mais, étrangement, cela ne m'a pas posé véritablement de problème, quand bien même j'ai conscience de ce défaut : à tout prendre, effectivement, chaque chapitre développe une idée, et pourrait à peu de choses près être envisagé indépendamment comme une nouvelle...

Mais une excellente nouvelle, le plus souvent. Aussi, que le roman soit parfois fait de bric et de broc, enchaînant les idées à toute vitesse, n'est pas vraiment gênant (d'autant qu'ici, cela s'accorde fort bien avec l'étrange logique des rêves...). Ce qui domine, ce sont de superbes tableaux bleu-nuit, des inventions bluffantes et foisonnantes (chaque chapitre, et presque chaque page, contient une idée fascinante), et des émotions fortes.

Le Syndrome du scaphandrier, s'il est à bien des égards une mise en abîme désabusée de la création artistique dans ce qu'elle a de plus frustrant (je n'ai pu m'empêcher de penser ici à ce que Serge Lehman disait à propos de la science-fiction comme caractérisée essentiellement par un processus de réification de la métaphore...), est aussi bien plus que cela, et avant tout – du moins, à mes yeux – le magnifique portrait d'un névrosé sombrant progressivement dans une spirale d'autodestruction. L'ambiguïté permanente du propos, parallèlement à la bizarrerie surréaliste de l'idée de base, teinte par ailleurs la science-fiction de fantastique, dans un mélange adroit et savoureux, faisant ressortir ce que les deux genres ont de plus appréciable, le « sense of wonder » se mêlant d'introspection. J'ajouterai enfin que la noirceur, et parfois la cruauté, de l'ensemble, m'ont effectivement tout à fait séduit ; il se dégage de l'ensemble du roman une atmosphère délicieusement cauchemardesque, pouvant évoquer la froideur clinique de Ballard, l'angoisse oppressante de Kafka, l'onirisme noir de Lynch, la déréliction organique de Cronenberg... Outre le suspens trépidant des « plongées », je relèverai notamment ce superbe chapitre intitulé « Le radeau et la méduse » (pas le meilleur titre, on est d'accord... mais les autres sont généralement très beaux, d'une poésie noire et froide que je goûte particulièrement : « Surface. Point zéro / calme apparent », « Le lendemain / Visite au zoo triste », « Neige souterraine pour un enterrement clandestin », « Sous-sol des océans »...), un cauchemar atroce et éprouvant, d'une horreur insupportable, qui a su éveiller en moi une sensation de malaise telle que je n'en ai quasiment jamais ressenti depuis l'errance claustrophobe de Joseph K. dans le greffe du Tribunal... Ce qui est exceptionnel, et mérite tous les éloges.

Autant dire que, pour une première lecture de Brussolo, Le Syndrome du scaphandrier s'est avéré on ne peut plus convaincant. J'ai envie de parler de chef-d'œuvre... C'est peut-être un peu fort, mais on n'en est pas loin, alors. Excellent roman en tout cas. Et d'autres lectures suivront ; comment pourrais-je faire autrement ?
Nébal
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le 12 oct. 2010

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