Il me semble que j'avais plutôt apprécié son livre l’Évènement, qui reprend l'incipit de ce roman-ci. Étrangement, toute trace de cette lecture a disparu de mes fichiers, mais pas de ma mémoire. Non seulement son premier livre s'est évanoui, mais le second a aussi été taquin, se superposant dans mon écoute de son confrère Edouard Louis, j'avais un chapitre de chaque, dans une expérience assez situationniste et plaisante. Je partais donc avec de la compassion plein le cœur, bien que le sujet de l'avortement soit, pour moi, assez délicat. Cependant, il est presque aussi vite évacué que l'embryon, Ernaux, tout comme Louis prend le parti d'un retour aux sources, et celles-ci sont bien troubles. Tous deux sont ce qu'on appelle des transfuges de classe, deux enfants de classe populaire qui par un travail acharné et malgré les obstacles ont brisé le plafond de verre pour briller dans la littérature. Elle-même ayant été récompensée d'un Nobel. L'autrice s'est si bien adaptée à son nouveau milieu qu'elle maîtrise comme personne le mépris de classe. En effet, l'essentiel du livre consiste à brosser un portrait au vitriol de son enfance, ô infamie, au sein d'un café-épicerie. Perdue de son utérus à son nombril, elle semble ne pas se rendre compte que les poivrots dégueulasses qui hantent l'établissement étaient sûrement les parents de certaines de ses camarades, bien plus mal lotis. Étouffée dans le ressentiment (et la nourriture, dont les descriptions semblent composer 20% de cet exutoire), la petite Annie est en compétition permanente avec ses camarades, semblant préfigurer son futur dans les sciences humaines, elle fait preuve d'une volonté de puissance et d'une aigreur tout à fait Nietzschéennes. Son ardeur au catéchisme n'aura pas suffi pour éloigner les péchés capitaux, la gourmandise, la luxure l'habitent, mais elle est surtout définie par l'envie. Et je suis surprise par sa modernité, non seulement pour son féminisme (contestable à mon goût, et de fait absent de son propos), mais par la similarité avec les adolescents, mesmérisés par l'hallucination collective d'une vie dorée rabâchée par les réseaux. Sa vie de rêve se base sur des critères assez superficiels, des vacances au ski ou en Corse, de la propreté, de l'argent évidemment, une bonne place dans la société. Même si je dois admettre qu'au vu de son goût pour le drame, je la soupçonne d'avoir pour réel désir d'incarner une pauvre Colette qui devrait subir tous les malheurs du monde et pouvoir au moins se placer au centre de son univers. Pourtant, je devrais réussir à m'identifier, j'ai aussi été une enfant brillante sans effort, bibliophile, harcelée par mes camarades, et je dois avouer que j'ai fini par devenir assez odieuse quand j'ai pris conscience que j'étais plus intelligente que certains adultes de mon entourage. Heureusement, le temps passant et le cortex préfrontal moins excitable, j'ai réalisé que cette hiérarchie était arbitraire et n'avait pas lieu de me préoccuper autant. J'aimerais pouvoir juger ce roman sur d'autres chose que des critères moraux, mais c'est une autobiographie, qui comme souvent me donne l'impression de me trouver dans un fauteuil de thérapeute, sans le dédommagement permettant d'empêcher le transfert négatif. Je ne peux pas dire que le style est mauvais dans l'absolu, mais il ne dessert pas d'histoire, pas de personnages, juste un long cri désespéré et immature. Enfin, j'ai immédiatement reconnu chez Ernaux, un trait littéraire féminin qui me surprend toujours, la cruauté, j'avais été également très gênée par cette sensation dans "L'Art de la joie" de Sapienza. J'ai plutôt du mal avec les écrits féminins, que je trouve soit d'une froideur terrible, soit complètement mièvres, et dans les deux cas me tiennent à distance. Les hommes jouent de violence, exhibent des scènes perverses, sont dans la surenchère du sang, du sexe et du drame (surtout pour une amatrice de polar). La violence féminine est subtile, entre les lignes et se trouve dans leur regard sur le monde, et elle me terrifie en tant que lectrice bien plus que les péripéties perpétrées par n'importe quel désaxé. Dire que je trouve cette autrice surcotée est un euphémisme, on peut lui reconnaitre le courage d'avoir osé parler de sujets critiques à une période charnière pour les femmes, cependant cela ne lui confère pas de qualités littéraires ou humaines. Je ne peux qu'espérer que les parents "Lesur" n'aient jamais posé les yeux sur ces pages ingrates et vaines.

Diothyme
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