« What a big, complicated world it was »

The Bostonians a été composé dans les années 1880 par Henry James, réaliste américain très inspiré par l’école française, en particulier Balzac. Le roman prend pour sujet le duel qui oppose Olive Chancellor, féministe engagée et “femme de tête”, à son cousin distant, Basil Ransom, jeune aventurier venu du Mississipi, pour le cœur de Verena Tarrant, une jeune femme pourvue de tous les charmes.


Cet affrontement se déroule — si l’on ose dire — “à domicile” pour Olive Chancellor ; c’est à Boston et, plus généralement, dans son entourage que se déroule toute l’action. Cette Bostonienne assez fortunée (of independant means), douée d’une intelligence certaine, distinguée et esthète (elle ne relâche sa garde qu’à un instant du roman, pour écouter du piano) mais qui ne brille pas par son agrément, est la première à prendre sous son aile Miss Tarrant. Elle est aussi présentée aux côtés de toute une série de portraits de femmes émancipées, dont les plus forts sont sans doute Miss Birdeye, vieille philanthrope qui a été de tous les combats, et Doctor Prance, femme médecin qui regarde avec distance le militantisme des féministes et préfère se libérer par sa propre activité. Leurs idées sont exposées dans leur généralité, bien que James puisse parfois laisser transparaître une illumination à leur sujet (ainsi cette observation incidente selon laquelle history seemed to [Olive and Verena] in every way horrible, fine observation sur les progressistes de tout temps). Il préfère se pencher sur le « milieu » social de la Nouvelle-Angleterre réformatrice et puritaine, où la cause de la tempérance rejoint celle de l’émancipation des femmes. Ransom, lui est le symétrique d’Olive : le jeune homme venu du Sud, vivotant à New York, est un réactionnaire quant à ses idées, et un charmeur quant à ses manières. Au milieu, Verena, qui a toutes les qualités morales, un talent d’oratrice et une candeur angélique, fait figure de “McGuffin” que se disputent les antagonistes ; Olive voit en elle la future porte-parole du féminisme américain, et Basil une épouse de valeur.


H. James fait valoir cette confrontation des extrêmes pour en tirer de beaux passages de satire, très efficaces grâce à leur humour à froid : à titre d’exemple, sur la vérité, James peut nous rappeler que « it was Miss Chancellor’s plan of life not to lie, but such a plan was compatible with a kind of consideration for the truth which led her to shrink from producing it on poor occasions ». Cette ironie perçante n’épargne pas beaucoup des personnages ; et elle n’est pas non plus incompatible avec une forme de bienveillance, ou par un discernement détaché. Ainsi, Miss Birdeye, accueillie dans le récit par un portrait ravageur (« [she] knew less about her fellow-creatures, if possible, after fifty year of humanitarian zeal, than on the day she had gone into the field »), est couvée d’attentions délicates par la narration plus tard dans le récit. Olive Chancellor, a priori assez mal aimée, n’est pas non plus une virago : sa psychologie est probablement la plus travaillée du roman. Même B. Ransom n’est pas à l’abri ; son idéologie réactionnaire et masculiniste est moquée comme rétrograde par le narrateur et d’abord refusée par tous les journaux (aujourd'hui, il écrirait Le Suicide français : O tempora…). Et surtout, les dernières pages du roman, qui le voient emporter le “prix” que constitue V. Tarrant, se terminent par un explicit glaçant, où le narrateur prédit en une phrase le malheur à venir des amants.


Il me semble donc qu’on aurait tort, ce qui a été fait, de voir dans The Bostonians un roman anti-féministe ou misogyne. Les personnages féminins sont souvent dignes d’admiration, non pas pour leurs qualités domestiques mais pour leur intelligence, leur culture, leur militantisme ; les seuls à rester en marge de ces descriptions ne sont pas engagées (Mrs Tarrant, Mrs Luna). A contrario, bien que Ransom finisse par l’emporter, c’est pour conduire Miss Tarrant dans un ménage obscur, où son talent pour la parole sera éteint, et loin du faste matériel qu’elle a pu connaître dans ses années passées sous le patronage de Miss Chancellor. Si l’on devait trouver un discours sous-jacent aux Bostonians, il me semble qu’il pourrait plutôt être trouvé dans une critique l’envie de possession, qui consume Olive comme Basil et qui fait le malheur de l’innocente Verena, tourmentée par leur insistance.


H. James lie ainsi, avec beaucoup de talent, le roman psychologique avec la peinture de mœurs, bien servi en cela par une intelligence alerte et une plume acérée. Son adresse ne se relâche, me semble-t-il, qu’à quelques occasions (on peine à voir pourquoi Verena tombe amoureuse de Basil ; mais il est vrai que ce sentiment est si subtil qu’il est délicat de le décanter, pour un romancier, tout en se consacrant à une autre activité, difficulté qui justifie à elle seule le genre du roman d’amour). Ces légèretés ou ces lacunes n’enlèvent rien à l’envergure remarquable bien que discrète de The Bostonians.

Venantius
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le 28 déc. 2017

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