Plus équilibrée que « Chat en Poche », cette pièce répartit plus harmonieusement les quiproquos à différentes échelles. Le quiproquo majeur est, évidemment, celui que vivent d’un côté Gévaudan, son frère Alfred et sa sœur Laure, venus à Paris s’adresser à une agence matrimoniale pour trouver des conjoints ; et, d’autre part, Saint-Galmier, persuadé que ces gens-là sont des domestiques venus chercher une place dans une bonne maison.

Le génie de cette pièce, c’est d’exploiter ce quiproquo de base sous toutes les coutures, en surveillant chaque réplique de sorte qu’elle reste suffisamment ambiguë pour pouvoir s’appliquer aux deux situations (recherche de conjoints pour le trio venu de Loches ; recherche de domestiques par Saint-Galmier).

Evidemment, les personnages doivent rester suffisamment entichés de leur quête personnelle pour savoir interpréter dans le sens qui leur convient toutes les dissonances et bizarreries qu’ils remarquent. On rit de leur bêtise et de leur candeur, sans lesquelles la pièce n’existerait pas. Les fiancés de Loches attribuent aux mœurs matrimoniales parisiennes les comportements les plus bizarres : se raser devant eux, prendre des bains rituels... L’excitation générale monte dans la deuxième moitié de l’acte II pour finir dans une agitation assez délirante.

Saint-Galmier a un rôle assez difficile : il doit à la fois assumer son personnage de médecin qui soigne ses malades par des douches et des bains à différentes températures, sa recherche de main-d’œuvre, sa promesse de mariage à deux femmes différentes, dont l’une, Michette, lui pourrit la vie tout le long de la pièce. C’est lui qui sacrifie à la bonne vieille tradition labichienne : mentir pour se tirer d’un mauvais pas, devoir assumer son mensonge, mentir encore de manière plus difficile à croire, se refaire pincer, etc.

Evidemment, il faut expliquer de tels quiproquos : changement inopiné d’étage entre une maison de placement et une agence matrimoniale, lui-même lié aux poursuites judiciaires engagées contre l’agence matrimoniale, pour faits d’escroquerie... On y croit si on veut bien.

Les quiproquos se retrouvent à l’autre bout de l’échelle, c’est à-dire de manière fugitive, perceptibles dans les détails du dialogue, et ne portant effet que provisoirement : la « négresse » (le mot n’était pas alourdi de la chape de mauvaise conscience qu’il a de nos jours) de I, 1 qui prend un 6 pour 9 ; la même recherchant une nounou (mais il faut préciser : pas pour elle-même...). Et, parmi les quiproquos « de moyenne portée », on citera l’évasion de trois aliénés, que Saint-Galmier croit reconnaître dans les Fiancés de Loches...

A côté des quiproquos proprement dits, Feydeau ne ménage pas les comiques visuels ou de situation : domestique boiteux, personnage qui entre en train de faire cuire une côtelette, baignoires d’une maison de fous mises en vedette sur la scène.

Rapportée à la société de son temps, cette pièce situe bien les préjugés et croyances d’une époque : Paris est le lieu du grand chic par excellence, et les gens de Loches des péquenots sans relief ; la mode de l’hydrothérapie pour les cinglés, mais aussi le fantasme de l’enfermement dans une maison d’aliénés alors que l’on est sain d’esprit (thème qui fit les beaux jours du « Grand-Guignol »).

Si les personnages manquent un peu de crédibilité, et si le dénouement final (qui revient à mettre les choses au clair) est expédié un peu trop rapidement, cette pièce multiplie les drôleries, depuis l’argument principal jusqu’aux détails du dialogue.
khorsabad
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le 22 juin 2014

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