Du sourire de Stéphane Bern érigé en seul espoir de salut pour le patrimoine français à la complaisance journalistique générale à l’égard de Lòrant Deutsch, qui affirme selon l’humeur tantôt que ses ouvrages ne sont que « ballades littéraires subjectives », tantôt qu’il « n’invente rien », puis qu’ « y a pas à débattre », le discours sur l’Histoire médiatisé réside aujourd'hui dans les mains d’une poignée de célébrités. Leur publicité croît à mesure que la matière qu’ils traitent est compactée par eux en une image de marque, et que leur façon de faire de l’Histoire se simplifie dramatiquement. Entre Napoléon et Coca-Cola, désormais, la marge est mince ; et ces stars historiennes ne sont rien de plus que d’inconséquents vendeurs de supermarché.


Fait étrange : ce sont ces mêmes figures de proue saturant l’espace d’expression qui, à chaque entretien, se disent mises au ban. Par qui ? Elles n’auraient pas l’honnêteté intellectuelle de répondre précisément – Par « l’Histoire officielle » et ses tenants. Il est aisé de se placer en frondeur, de dénoncer en bloc toute une discipline, toute une institution, celle des universitaires… à condition de rester vague dans ses accusations, et surtout de ne jamais laisser parole à l’accusé pour ouvrir une discussion. La démocratie n’est pas le fort de ces personnages ; l’autorité leur convient mieux : énoncer des faits, établir un récit unique, continu, et éclairant. Établir un "roman national". S’ils affirment que cette énonciation de faits s’effectue sans a priori politique, ils n’en sont pas moins prosélytes. Pire encore, leur discours est des plus rétrogrades : en un geste ils évacuent tous les apports de l’historiographie récente, ses ouvertures, ses nuances, pour se rabattre sans aucun sens critique sur une historiographie datée, nationale, dont les méthodes sont récusables et la plier à leur volonté, réactionnaire.


Ce sont les Historiens de Garde qu’ont décrit William Blanc, Aurore Chéry et Christophe Naudin, les trois jeunes auteurs. La vigueur nouvelle dont est actuellement prise la question identitaire profite à leur surreprésentation. Ils se placent en effet comme garants d’un récit traditionnel qui narrerait nos origines, notre identité prétendument commune – pour bien souvent aboutir à des discours sur l'immigration, sur "l’assimilation", plus nauséabonds les uns que les autres. Ce récit est bien souvent dogmatique, franco-centré, cherchant la continuité au mépris des réalités historiques.
Dans leurs productions – parmi les plus diffusées : Métronome de Lòrant Deutsch, ici longuement analysé, Secrets d’Histoire de Stéphane Bern, L’Ombre d’un doute de Franck Ferrand – le manque de rigueur scientifique est souvent criant. On aura par exemple vu Deutsch constituer pour sa série documentaire une cartographie de Paris pour chaque siècle, du Vè au Xè de notre ère « à partir de tapisseries et de tableaux d’époque »… qui n’existent pas pour cette période. Ces trompeurs préjugent que leur public n’aura ni le temps ni l’appareil critique pour s’apercevoir de la bévue ; ils en profitent pour s’approprier le passé, et le transformer en une arme à usage immédiat dans leur discours idéologique.


Pour les trois auteurs de l’essai, il n’est pas question de figer la pratique de l’Histoire dans le milieu universitaire. Tout au contraire, il s’agit aller vent debout contre ce repli dont les "historiens de garde" font preuve, et faire parvenir la sève à l’ouverture que prône l’historiographie contemporaine. Le passé ne saurait être la propriété des seuls érudits ; mais la pratique de l’Histoire suppose une alliance de la rigueur à la souplesse.


Une rigueur dans la méthode, car l’histoire est une science. Plus qu’un essai dénonciateur, Les Historiens de Garde sait amener des passages intéressants de démonstration. Ainsi les propos que tient Deutsch dans son Métronome sont analysés au jour de la méthode historique. Aujourd'hui plus que jamais, tout comme dans les sciences "dures" – qui connaissent elles aussi un mouvement de repli similaire, à l’image des productions des Bogdanov – cette méthode est à la portée du plus grand nombre. Des plateformes comme Persée ou Gallica démocratisent l’accès aux sources, permettent par là les discussions les plus aiguës et les plus pertinentes entre amateurs et professionnels de l’histoire. L’enseignement de la méthode, y compris dans les institutions en place, est certes encore insuffisant et à faire évoluer, mais à ce jour, tout est à écrire et l’espoir est fort.
De la souplesse, dans la mesure où l’histoire est une science qui vit. Les "historiens de garde" ont vite fait de se placer comme frondeurs contre une science « froide », « mécanique », « de concepts morts », regrettant plutôt par là le crédit moindre aujourd'hui accordé aux événements et aux personnages qui avaient bien souvent été érigés en héros nationaux au terme de bien des raccourcis de pensée. Au contraire, l’histoire ne doit pas suivre ces parleurs rétrogrades : à leur discours unique, elle doit opposer une pratique raisonnée et ouverte. Quand il étudie sa source, l’historien se penche sur des hommes et des femmes d’une autre époque ; pour les comprendre, il doit faire preuve d’une certaine empathie. Il doit ouvrir son esprit et en redessiner les contours pour soulever des questions nouvelles. L’historien doit faire preuve de modestie, être à l’écoute, et s’ouvrir sur un temps plus long que la lutte immédiate dans laquelle s’enlisent les "historiens de garde".


Cet essai n’est pas exempt de défauts, notamment dans son caractère polémique. On saurait facilement lui reprocher dans sa seconde moitié – hors postface – l’absence des beaux passages de démonstration dont il avait d’abord fait preuve. De même le ton est volontairement offensif ; à sa première édition, l’essai était le premier émanant d’universitaires à dénoncer clairement les dérives de Deutsch et des médias de masse vers le roman national.
Mais William Blanc, Aurore Chéry et Christophe Naudin auront bel et bien su donner chair à leur essai, et par quelques touches de la plus grande justesse, rendre à l’Histoire son sens profondément humain. Je me permets enfin cette citation, parenthèse essentielle dans le fil de l’essai.



Sans archives, pas d’histoire. (…) Ouvrir une boîte d’archives, c’est un peu comme tester un vin en aveugle. On ne sait pas ce que l’on va y trouver, si la déception se trouvera au bout du chemin, mais les sensations sont là. Visuelle d’abord ; rien n’est plus beau que de parcourir ces lignes d’écriture parfois soignée, à la plume, parfois brouillonne, au crayon, et de se dire que ceux qui les ont tracées ne sont plus. Olfactives ensuite, car l’odeur du vieux papier vous berce, un peu comme le café et la cigarette du matin. Tactile enfin ; pour l’amateur d’histoire, rien n’est plus doux que le vieux papier, qui sent le grenier et la poussière délicate. Qu’on nous pardonne cette envolée lyrique, mais (…) l’histoire scientifique n’est pas dépourvue d’émotions et de plaisirs. Elle n’est pas qu’une affaire de concepts froids, mais au contraire une exploration vivante, pleine de surprises et de passions, que seul le contact des documents anciens peut procurer, une expérience unique, et encore une fois, accessible à tous.


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le 1 juil. 2018

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