Il s’est passé quelque chose autour de la très réputée Katsuragi, courtisane sur rendez-vous. Celle-ci recevait à Yoshiwara, quartier des plaisirs d’Edo (ancien nom de Tokyo, avant l’ère Meiji), où Matsui Kesako situe l’action de ce roman très original dans sa forme. En effet, pendant plusieurs chapitres, on ne sait même pas si Katsuragi est morte, si elle a tué quelqu’un ou si elle s’est contentée de disparaître. De même, avant le dernier chapitre on ne sait rien de l’enquêteur, sinon qu’il est jeune et plutôt bien de sa personne.


Le choix narratif est de consacrer un chapitre à chaque personnage que l’enquêteur vient trouver successivement pour approfondir sa connaissance des faits. Toutes et tous se montrent bavards.
En faisant parler les personnages ayant un lien direct ou indirect avec Katsuragi, Matsui Kesako explore le quartier de Yoshiwara jusqu’à faire comprendre progressivement son fonctionnement au lecteur. La structure du roman est donc très habile car, dans le même temps, on progresse dans la compréhension de l’affaire motivant le mystérieux enquêteur. Les témoins clés qu’on écoute au fur et à mesure affichent des personnalités et motivations différentes. Cela va d’O-Nobu patronne de la maison de thé aux campanules à Heijûrô (maison Tanokura), courtier à Kuramae en passant par une geisha, un batelier, un amuseur, une entremetteuse, etc.


Toutes ces personnes travaillent ou bien sont clients à Yoshiwara, un quartier isolé du reste de la ville par le fossé aux eaux noires réputé infranchissable (seule issue : la Grande Porte). Il s’agit en réalité du nouveau Yoshiwara, édifié au milieu du XVIIe siècle, sur décision des autorités, probablement pour mieux contrôler toute l’activité y régnant. Matsui Kesako fait sentir l’organisation générale, les relations entre les différents personnages. Surtout, elle fait vivre ces courtisanes. Pas seulement par ce qu’on dit d’elles, à savoir qu’elles ne vivent que pour la séduction et qu’il faudrait systématiquement rechercher dans quel but (intérêt) elles parlent ou agissent. Une sorte de dicton prétend qu’elles passent leur temps à essayer de faire croire à l’existence d’œufs de forme cubique... L’envers du décor, ce sont les raisons qui les amènent dans ce quartier pour devenir prostituées. Car, si vêtements coiffures et maquillages mettent en valeur des attitudes et comportements extrêmement codifiés (à l’image de la société japonaise de l’époque), ces dames sont là pour soumettre leur corps aux plaisirs de leurs visiteurs. Il s’agit bien de relations sexuelles rétribuées. Attention tout de même de ne pas imaginer une rétribution directe en espèces sonnantes et trébuchantes. Les courtisanes peuvent par exemple recevoir de nouveaux vêtements de leurs amants, mais ce que dépensent les hommes qui viennent les voir va surtout dans l’organisation de festivités. L’activité à Yoshiwara ressemble beaucoup à ce qu’on pourrait appeler des mondanités où les femmes entretiennent plusieurs liaisons et affichent un train de vie qui correspond à leur réputation professionnelle. Une courtisane sur rendez-vous comme Katsuragi occupe une suite avec plusieurs pièces. Elle est rarement seule, mais celles et ceux qui s’affairent autour d’elles vivent dans des conditions bien plus modestes.


Une fois à Yoshiwara, les femmes n’ont plus guère le choix que de se soumettre. Matsui Kesako fait donc sentir leurs souffrances. Bien-sûr, elles ressentent et affichent parfois des préférences, allant même à l’occasion jusqu’à tomber amoureuses. Mais dès qu’elles deviennent moins demandées, elles perdent progressivement leur statut et la déchéance les guette. Alors, quand il est question qu’un client les rachète, personne ne prend cela à la légère. En effet, pour ces femmes, c’est la seule solution pour sortir de Yoshiwara et s’assurer un avenir confortable.


Bref, pour dame Katsuragi, la clé du mystère se situe dans ses origines, les conditions dans lesquelles elle est arrivée à Yoshiwara, l’âge relativement avancé (adolescente) auquel elle est arrivée et bien entendu les relations qu’elle a nouées dans son activité. Relations avec les clients, mais aussi avec celles et ceux qui gravitent dans les maisons comme celle de l’Oiseau Blanc où Katsuragi a acquis une incroyable réputation, à cause de son physique, de sa prestance et de sa capacité à donner du plaisir aux hommes.


Le roman ne serait pas ce qu’il est sans une intrigue étonnante qui prend toute sa saveur progressivement. Pendant longtemps, les personnages qui s’expriment annoncent ne rien savoir de ce qui s’est passé. Tout le talent de Matsui Kesako est de faire sentir dans leurs bavardages, des points de plus en plus significatifs qui en disent beaucoup sur le fonctionnement de Yoshiwara et la mentalité des différents protagonistes. On commence à peine à deviner ce qui a pu se passer alors qu’on aborde l’ultime chapitre (il y en a 17, pour 375 pages comprenant une présentation et quelques plans).


La seule ombre au (magnifique) tableau proposé par Matsui Kesako réside à mon avis dans l’effet ressenti par le lecteur à chaque début de chapitre. On sent bien que chaque personnage répond à des questions (qu’on devine aisément), mais on sent l’artifice de construction (ceci dit, l’artifice règne à Yoshiwara). Pour donner une idée, c’est comme ces gens qui répondent au téléphone en répétant tout ce qu’on vient de leur annoncer. Tout le monde ne fonctionne pas de cette façon. Bon, une fois chaque témoin lancé, le discours passe d’autant mieux qu’on apprend des choses intéressantes. Justification ou explication, Matsui Kesako est une universitaire, spécialiste du kabuki, forme dramatique du théâtre traditionnel japonais.


Livre lu grâce à la critique de Kalimera : https://www.senscritique.com/livre/Les_Mysteres_de_Yoshiwara/critique/49369837

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le 11 mai 2018

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