Peu d’auteurs ont divisé à ce point. Détesté pour son style plat et ses obsessions malsaines par les uns ; adulé pour son style plat et ses obsessions malsaines par les autres. Les uns y voient des limitations littéraires, un manque de souffle, du racolage facile et le pessimisme simpliste d’un homme décrépit. Les autres y voient une écriture prophétique, un diagnostic hyper-réaliste, le coup de poing du non-dit révélateur d’une société désespérée.


Alors Houellebecq : Grand écrivain ou grand arnaqueur ? Absence de style ou style de l’absence ? Génie ou imposteur ? Héros ou salaud ? Moi dont le panthéon est peuplé de stylistes, de joueurs de mots, de faiseurs de langues, je me trouve bien démuni face à cet énergumène qui veut élever la platitude au rang d’art majeur. Toutes ses questions obsédantes, et en somme indécidables, qui me hantent à chaque nouvelle plongée houellebecquienne, je laisse aux spécialistes le soin d’en discuter. Ceux qui craignent plus que tout de louper le nouveau Zola ont déjà pris partie sans problème de conscience. Je n’en suis pas (encore). Mon jugement reste dans un suspens clair-obscur, en attendant que s’éclaire mon regard de lecteur. Si je n’y parviens pas, l’histoire tranchera pour moi ; si ce n’est déjà fait.


C’est donc libéré de ces questions théoriques, trop lourdes à porter, qu’il faut juger ce bouquin et ce qu’il provoque. Immersion éprouvante, et pourtant plaisante, dans le plus froid des mondes froids, Les Particules Élémentaires laisse une trace persistante dans la rétine. Le livre joue son rôle de filtre ; sa lecture modifie le monde qui nous entoure. En cela, c’est une réussite indéniable. Pourtant, dix ans après avoir lu Extension du domaine de la lutte, cette nouvelle virée houellebecquienne m’a déjà semblé moins percutante. Le choc moins violent. Sur certains aspects, le livre paraît même un peu daté. Comme si la société avait depuis intégré la donnée houellebecquienne dans sa conscience d’elle-même, et que la surprise de la révélation initiale ne fonctionnait plus. Nous le savons, nous sommes une époque sans dieu et sans illusion, où compétition économique et misère sexuelle écrivent à deux mains la destinée des hommes.


Le premier frein au plaisir réside dans la distance désagréable que produit l’autofiction. Cette manière de parler de soi en faisant mine de parler des hommes a quelque chose d’agaçant. La confession intime est vulgaire, la confession masquée est dégoûtante. Comme une trahison. Et ce sentiment revient souvent au fil des pages, lorsqu’on reconnaît l’écrivain derrière le narrateur, et encore plus souvent derrière chaque trait de ses personnages. Bruno et Michel, les deux frères au centre du roman, sont comme la superposition quantique de deux états du Houellebecq de 1998. Le premier est comme le cauchemar d’un Houellebecq sans lecteur, le deuxième comme le rêve d’un Houellebecq épanoui. Bruno est celui qu’il aurait pu devenir si le succès n’avait pas souri, Michel celui qu’il aurait aimé être dans l’absolu.


Pire encore, ces personnages qui sont les seuls indices du romanesque, ne font jamais que de la figuration. Ils se résument à leur trait principal, à leur stéréotype social et à une trajectoire tracée d’avance. On me dira que c’est justement l’originalité et le sens du propos de Houellebecq. Que le vide de psychologie renvoie à la mécanique implacable que fait subir le social sur l’humain. Que Houellebecq détourne les codes du roman pour en faire un instrument aiguisé de dissection du réel. Je repondrai que c’est aussi sa limite indépassable. En se focalisant trop fortement, en découpant en tranche, on perd nécessairement la mesure des choses. Par l’assertion d’un point de vue figé, on empêche l’équivocité et l’assentiment d’un lecteur qui n’a plus qu’à accepter les réponses aux questions qu’il ne se posait pas. Ce qui est une qualité dans l’analyse devient défaut littéraire. D’ailleurs, plus encore qu’une confession intime, l’absence de romanesque laisse place à l’ombre de l’essai social. N’est-ce pas ça Houellebecq : le plus rusé des essayistes ?


Peut-être. Ce qui est sûr, c’est que Michel Houellebecq est un virtuose du contraste. Les coloristes le savent, rien ne fait mieux ressortir la couleur qu’un fond gris. La grisaille qu’il étend consciencieusement tout au long de sa prose a pour effet de faire vibrer ses gloses savantes, ses commentaires ethnologiques, son humour grinçant. Et puis il y a les rares moments d’un romantisme exacerbé ; si rares qu’on fait comme si on n’avait rien lu. Pourtant Houellebecq semble s’y révéler. Et l’émotion est bien réelle, quand du cynisme noir ressort, imprévu et éblouissant, le rayon d’espérance.


Les Particules Élémentaires n’est pas le meilleur Houellebecq ; mais il est le fondement. Le socle de son oeuvre, la soupe primordiale, la somme des outils avec lesquels il continuera ensuite de disséquer notre société. On y retrouve au fil d’une trame narrative désordonnée sa méthode complète : description froide de la sexualité, regard d’ethnologue sur la société contemporaine, de zoologiste sur l’homme moderne, chroniques journalistiques, parodie de sociologie, name dropping de nos objets et magazines fétiches, détour rapide par la science-fiction, et tentatives médiocres de fragments poétiques. Tous ses thèmes y sont traités pêle-mêle : la misère sexuelle, l’animal dans l’homme, l’individualisme, la fin des utopies, l’impasse de l’homme sans dieu, la science comme dernier mot. Vous pouvez cocher, tout y est. Et cette liste d’ingrédients se retrouveront, plus ou moins bien dosés, dans les romans suivants. Comme une recette industrielle. Comme un piège.


Et c’est là que le bât blesse vraiment. Dans ce menu complet, franchement indigeste par moment, gourmet et mal-bouffeurs y trouveront tous de quoi becqueter. On pourra justifier son plaisir de lecture morbide par un passage d’analyse qui se veut lumineux. On avalera les couleuvres du style, les tics de langages et de syntaxe (franchement, points-virgules, etc.), pour le bonheur de voir nos misérables contemporains se débattre nus au Cap d’Agde. Bref, quand on met tout dans une oeuvre, tout devient justifiable.


Car c’est ça aussi Houellebecq : un traquenard malin. En mêlant intelligemment le plus vulgaire et le plus savant, un morceau choisi de confessions intimes avec une leçon de physique quantique, Michel Houellebecq ne peut pas rater sa cible. Une distraction cultivée en forme de piège.


Pas de quoi avoir des scrupules pour autant. Tant que l’illusion fonctionne, c’est que le piège en vaut la chandelle.

DS26
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le 2 oct. 2017

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