Martin Eden
8.6
Martin Eden

livre de Jack London (1909)

A la recherche du thon perdu VS A l'est de Martin Eden


Une brève tentative intertextuelle


Oui, ce livre est exceptionnel. Oui, il faut impérativement le lire. Mais non, je ne vous en offrirai pas le résumé, ni ne dresserai la liste de ses qualités évidentes. Au lieu de cela, je vous propose d'aborder l'œuvre sous un jour légèrement différent.


Parmi les auteurs que je porte au sommet de mon estime, John Steinbeck et Marcel Proust représentent, à mes yeux, l'excellence absolue dans leurs domaines respectifs. Le premier excelle par ses récits d'une apparente simplicité, ciselés et percutants, son réalisme social brut qui captive l'empathie et nous plonge dans les luttes du prolétariat exploité, humilié, sans jamais sombrer dans le dogmatisme. Le second, quand à lui, est un artiste-peintre de l'âme, dépeignant sa vaste fresque aristocratique avec les couleurs chaudes des émotions les plus intimes mêlées aux teintes glacées d'un cynisme lucide envers une élite décadente.


Ces deux génies du début du siècle dernier n'ont, je vous l'accorde, que peu de points communs. Pourtant, durant ma lecture de Martin Eden, mon esprit n'a cessé de tisser entre eux un pont littéraire, comme si le chef-d'œuvre de Jack London était le fruit anachronique et savoureux d'une union improbable entre la fange et la soie, entre les poings calleux et les salons dorés, entre les combats de rue et les joutes verbales.


Pour vous convaincre d'embarquer avec moi (accompagné du matelot Eden) sur ce navire transatlantique de l'intertextualité, voici quelques passages éloquents, soigneusement choisis pour éviter de dévoiler l'intrigue :


Quelques phrases qui auraient pu inspirer Steinbeck :


  • Sur l'âpreté du labeur physique :
Il connut l'oubli, retrouva la vie et c'est vivant qu'il découvrit, dans une lumière éclatante, la bête qu'il devenait, non du fait de la boisson, mais du fait du travail.

Quand les interminables travaux ménagers n'avaient pas durci ses mains, les lessives les avaient rougies et bouffies comme un morceau de bœuf bouilli.



  • Sur la conscience de classe :
Deux millions de vos enfants besognent aujourd'hui dans ces Etats-Unis aux mains d'une oligarchie de marchands. Dix millions des esclaves que vous êtes ne sont pas décemment logés et décemment nourris.

  • Sur la solidarité ouvrière... :
Il avait passé toute sa vie dans le monde ouvrier, et la solidarité avec ses frères de classe était une seconde nature chez lui.



  • ... et son expression dans les luttes :
On s'attardait sur la politique locale, les derniers projets et scandales à l'intérieur du parti ouvrier, et les manœuvres en cours pour déclencher une grève chez les pêcheurs de la côte.

Et celles qui résonnent avec Proust :


  • Sur l'art :
Une peinture à l'huile accrocha son regard. Une énorme vague se fracassait lourdement sur un rocher émergé ; des nuages noirs et bas recouvraient le ciel, et au-delà de la ligne des brisants ont voyait se découper sur un ciel d'orage crépusculaire, naviguant au plus près, une goélette-pilote qui se démenait contre les éléments, gîtant si fortement que tous les détails du pont étaient visibles. C'était beau, et cela l'attira irrésistiblement.

Plus tard, au piano, elle joua pour lui comme pour un ennemi, ou plutôt contre lui, agressivement, avec la vague intention de lui faire sentir le caractère infranchissable du gouffre qui les séparait. Sa musique était une matraque dont elle l'assommait avec violence ; et, tout étourdi et meurtri qu'il fût, ces coups l'excitaient.

La musique reléguait les faits sordides, inondait son âme de beauté, libérait l'esprit d'aventure et mettait des ailes à ses talons.



  • Sur la vacuité mondaine :
Les êtres supérieurs qu'il croisait là, et que, peu de temps auparavant, il regardait avec admiration, l'ennuyaient à présent.

Ce n'étaient que des imbéciles, des niais, des créatures superficielles, dogmatiques, ignares. Leur ignorance, surtout, le stupéfiait. Que leur était-il arrivé ? Qu'avaient-ils fait de ce qu'ils avaient appris ? Ils avaient eu accès aux mêmes livres que lui ; pourquoi donc n'est avaient-ils rien tiré ?


Conclusion


En guise de conclusion, cette ultime citation incarne la déchirure entre ces deux mondes, telles deux chaises éloignées par le destin : l’une taillée dans le bois brut des prolétaires, l’autre capitonnée pour la haute bourgeoisie. Le cul-terreux (soupoudré de sel marin) du protagoniste se retrouve malgré lui écartelé entre les deux objets, tentant de trouver l'équilibre du funambule social, et c’est précisément cette tension entre la boue et les étoiles qui donne à Martin Eden sa puissance tragique :


Qui es-tu, Martin Eden ? [...] Où est ta place ? [...] Ta place est avec les légions qui besognent, avec ce qui est vil, vulgaire et laid. [...] Et pourtant, tu oses ouvrir des livres, écouter de la belle musique, tu oses apprendre à aimer de beaux tableaux, à parler un anglais châtier, à penser comme personne ne pense dans ton milieu, à t'arracher aux bêtes de somme [...].


RC593
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Créée

le 23 juil. 2025

Critique lue 4 fois

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