Chronique vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=4wucRRKRf-M


Toujours difficile de parler de roman qui me plaise, il va falloir traduire en pensées rationnelles des petits plaisirs fugaces, et lors de la lecture, j'ai la flemme de me demander pourquoi telle phrase produit tel effet sur moi, je suis ébahie, dans le plaisir esthétique, je me laisse porter quoi. C'est qu'après qu'il faut tout reprendre.

Par ailleurs, les livres, c’est comme les humains, pour moi, c'est toujours plus facile d'expliquer pourquoi une personne me revient pas, tout ce qui m’agace chez elle que traduire pourquoi je ressens de l'amitié, de la tendresse ou de l'amour, ce qui semble aller de soi en fait, sortir du ben j'aime bien parce que c'est bien quoi

Je ressens pareil pour le Jaenada, que je suis en train de terminer et je pense que c'est un sentiment qui ne se départ pas d'une forme de pudeur, voire d'égoïsme - c'est mon moment a moi, ca a été cool, j’ai la flemme de développer. Donc voilà, c’était bien, faites-moi confiance, lisez-le, fin de la chronique. Non ? Bon.


De quoi ça parle ? Un meurtre a eu lieu en Haute-Savoie, sur la personne de Jeanne Deligny. Il va falloir découvrir le coupable. Une sorte de polar donc.


Mais est-ce vraiment un polar ?


La définition du Larousse ne va pas beaucoup plus loin que le roman policier. Et le site Decitre marque une différence entre les deux, le polar et le policier, que je suppose vraie, mais leur explication est un peu fumeuse. Pour définir simplement le polar, c’est une enquête, la plupart du temps sur un meurtre, parfois du point de vue de l’enquêteur, parfois pas.

Et là vous remarquez que j’emploie le terme d’enquêteur et pas celui de policer ou de flic. Parce que souvent, le héros du polar ne ressemble pas à un flic, il n’a pas d’uniforme, il y a aucune subordination avec des collègues ou des supérieurs. On s’intéressera plus volontiers à sa vie privée, souvent difficile, ce qui fait que c’est un homme dur au cœur tendre ou tendre au cœur dur. Et ça, ça n’intéresse pas Bégaudeau. Enfin, pas l’aspect vie privée, mais l’aspect flic décontextualisé, dépolitisé de polars. Déjà, les flics ne sont que des personnages secondaires dans l’histoire (après, ils le sont presque tous. Bégaudeau n’aime pas spécialement le personnage, le héros, autour de qui tout va tourner, parfois de manière peu crédible. Lui, il aime l’interaction entre ses personnages, le côté humoristique que ça peut donner comme avec la concierge et son comique de répétition ou réaliste avec les dialogues par exemple. Mais plus précisément, il est contre la figure de l’homme providentiel, je pense, et donc, déjà, il va faire de son enquêteur une femme, mais surtout, il va montrer comment la résolution d’une enquête ne dépend finalement pas de la sagacité ou de la supériorité d’un seul homme, et dépend même parfois du hasard le plus total.

Souvent le polar se termine avec la résolution de l’enquête, quand on a trouvé le coupable. Il va en prison, justice a été faite, etc etc. Sauf que Bégaudeau, encore une fois, c’est pas forcément ce qui va l’intéresser, même si on sent qu’il aime bien s’approprier la figure du flic, ou plutôt, la désapproprier de la fiction pour la ramener au réel. Donc le flic, il sera de droite, il classera la dangerosité de l’individu selon sa couleur de peau « un type subsaharien », « de type maghrébin », ou il dira ou pensera des phrases un peu pompeuses tirées de mauvais polars « De la distance toujours. De la distance sinon on est mort ». A côté de ça, il arrive quand même à les différencier les uns des autres, ils ne sont pas une masse informe, et attachants pour certains, je pense à Calot et ses calculs de probabilités.


SPOILS

Et à la moitié du roman, on quitte l’enquête et les flics, pour se pencher sur le coupable, Gilles.


Le coupable

Manière de se demander ce qu’est la justice, son utilité même dans le cas d’un crime. Est-ce qu’une personne doit payer toute sa vie l’erreur de quelques minutes ?


FIN DU SPOIL

Bon bien sûr c’est plus fin, parce qu’on ne va pas non plus évacuer la victime ou ses proches pour angéliser le coupable — Jeanne, elle est morte et rien ne pourra la ramener. Ça évite deux écueils : celui de beaucoup de romans « judiciaires » (je pense à Karine Tuil, son dernier), qui sont vachement frileux et prennent le point de vue de l’avocat, du juge, pour ne pas trop se mouiller, pour ne pas regarder l’abime, et voir que l’abime, parfois, elle ressemble à un miroir, ou encore l’écueil d’iconiser la figure du tueur, le mettent presque au même niveau qu’un méchant surpuissant de bande-dessinée. Le coupable, c’est pas Venom, rien que son nom le disqualifie.

J’ai l’impression que c’est une manière de parler de ressentiment, de rédemption, de la possibilité du pardon. Parce qu’en face de lui, il y a la famille de Jeanne et surtout sa fille Léna, que le meurtre de sa mère obsède. Ce qui parait normal dans un premier temps semble la circonscrire dans une bulle mortifère, celle de trouver une moyen de se venger, et ce qui la place inévitablement dans le ressentiment.

Pour Nietzsche, les êtres de ressentiment sont une race d'homme pour qui « la véritable réaction, celle de l'action, est interdite et qui ne se dédommagent qu'au moyen d'une vengeance imaginaire. »

Lena s’exclut de la vie, de sa libido au sens propre et figuré pour remâcher une idée de vengeance compréhensible mais morbide. Elle se coupe de sa propre vitalité. Et c’est ce que lui dit, en substance, le Bégaudeau fictionnel ; et à côté, de ça, on a son frère, Didier, qui, au contraire de sa sœur, sera dans le pardon. Cela comme une main divine, ou créatrice, ce qui revient peut-être à la même chose : « Evidemment, une main énorme empoigne son avant-bras pour le neutraliser, tandis qu’une autre d’égale puissance arrache la flasque ». L’auteur devient dieu, devient la main qui épargne.

Le style

Bon et concernant le style, j’apprécie toujours autant. Si dans l’intention autofictionnelle ou autobiographique, on pouvait comparer Knausgaard à Proust, dans la reproduction du réel jusqu’à l’épuisement, je dirais pour Bégaudeau, qu’on est plutôt dans un éclatement de la description à la Faulkner, surtout au début du roman. En effet, on suit des personnes dans l’hôpital psychiatrique dans lequel travaille Jeanne, selon leur point de vue qui est forcément diffracté — et j’ai pensé au début du Bruit et la fureur. On ne va pas par exemple pour parler d’une branche, commencer par la branche elle-même, puis les feuilles, puis les nervures, mais parler de la branche, puis du coucou qui chante dans l’arbre, du mec qui pisse sur le tronc, et le train qui passe pas très loin : la polyphonie du brouhaha entourant, une impatience, un bouillonnement, ce que j’avais déjà remarqué dans la Politesse. La fin, aussi, à la Faulkner, avec l’odeur de la pluie, des feuilles, qui évoquent les pensées du personnage de Benji, la relation tendre à la sœur qui se projette sur la nature, sur les sensations ressenties « La pluie lui donne une odeur et aussi aux feuilles. ». J’ai pensé à l’odeur de pluie mouillée de Cadie. Il a ce côté lyrique un peu, quand il parle de la famille Deligny, que la malchance approche du sublime, eux qui avaient encore des petits réflexes bourgeois lors de l’enquête.

Et en même temps, un des autres talents de Bégaudeau, et je pense que c’est celui qui reste le plus dans la tête des gens car il se manifeste aussi dans ces essais, c’est celui du portrait, lapidaire, précis, qui explicite au scalpel ce qu’on pensait mollement.


Et enfin, le discours indirect libre, qui apporte souvent des respirations humoristiques en mettant en scène le bavardage, le verbiage des gens « Qu’il en ait pris l’initiative seul donne la mesure de son attachement à Jeanne, qui était réciproque, malgré qu’elle mettait un point d’honneur à ne pas montrer de préférence entre les résidents mais forcément elle en avait car on en a toujours et c’est bien normal et ça ne veut pas dire qu’on néglige les autres. »


Si je devais pinailler, je dirais que parfois il fait son Bégaudeau et se laisse emporter par la vivacité de sa pensée, et que nous, on trainasse derrière, dans des passages où il accumule les phrases très courtes, très référencées, très private joke « Le seul nom de cette musique alerte qu’elle n’est rien de plus que ce qu’elle est : de la musique. […] Pardon mais si ça c’est pas de l’immanence. Musique pour la danse, musique-danse. Je ne danse pas sur la musique. Je danse la musique ? La musique danse pour moi » le genre de passages qu’il aime bien conclure avec un impersonnel, qui est en fait très personnel « On va le lui faire regretter. On y mettra le temps qu’il faudra ».



Si je devais comparer avec une de mes lectures récentes, et je pense que la comparaison ne lui plaira pas, ce serait avec La carte et le territoire de Houellebecq. L’enquête dans ce roman est aussi anti spectaculaire que chez Houellebecq, les flics sont peut-être plus ancrés sociologiquement et politiquement qu’avec Michel, mais l’enquête est aussi vite résolue, sans effets de manche. Et puis la question de notre place dans le monde, de l’ineffable face au périssable, le fait que l’auteur apparaisse comme personnage, ou qu’on quitte l’intrigue « principale » à la moitié du roman. Je crois que l’humour m’y fait penser aussi, un humour assez absurde ou alors jusqu’au boutiste, je compte pas le nombre de haha que j’ai noté sur ma liseuse. En résumé, l’association du lyrisme et du clinique dont j’avais parlé dans ma vidéo sur Houellebecq.

Quoiqu’il en soit, c’est un roman que j’ai beaucoup aimé, que je vous recommande.

YasminaBehagle
8
Écrit par

Créée

le 18 mars 2023

Critique lue 20 fois

YasminaBehagle

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