MONTAILLOU OU LA REVOLUTION ANTHROPOLOGIQUE

Pierre Nora avait dit à Le Roy Ladurie qu'il n'en vendrait pas 500 exemplaires. Il en aura vendu 3 millions. Pourquoi ce succès? A cause d'une émission de télévision? Cela, peut-être, a joué un rôle dans l'impulsion; on connaît le grégarisme écoeurant des masses qui achètent le "must-read" "vu-à-la-télé" pour ne jamais l'ouvrir et qu'on retrouvera quarante ans plus tard au fond d'une "boîte à livres" aménagée dans une vieille cabine téléphonique désaffectée, défraîchi, avec des auréoles, et des pages écornées qui n'auront jamais été coupées. Mais cela n'explique pas le succès durable de Montaillou ni pourquoi on ne le trouve justement dans aucune de ces boîtes à livres minables et misérables à pleurer où sont venus s'échouer tous les auteurs passés de mode.

Mais alors, d'où vient l'incrédulité de Nora, son absence de confiance dans le livre ou dans le public? De ce qu'il n'a pas compris l'intérêt de Montaillou, pur prétexte en réalité pour une peinture de dimensions cosmiques.

Montaillou est implanté à 1300 m d'altitude sur un petit plateau calcaire karstique, le Pays d'Aillou, au nord-est de la chaîne des Pyrénées dans le Pays de Sault. C'est une île en dehors de ce temps du pouvoir et de l'Église que la tradition culturelle et historienne a baptisé le Moyen Age. C'est aussi un autre haut lieu persécuté de cette région au titre des «erreurs des Vaudois» décrites dans le registre contenant les procédures inquisitrices. Les habitants de Montaillou n'ont pas peur de l'enfer, c'est là quelque chose d'accablant. L'Eglise ne peut tolérer cette absence de crainte qui révèle l'hérésie latente à Montaillou. Il n'y a pourtant aucune magie, et Emmanuel Le Roy Ladurie ne manquera pas de rappeler l'objectif premier du livre:

"Montaillou est un ouvrage polémique, dirigé contre les historiens qui ont estimé le christianisme médiéval fortement empreint de magisme."

Jamais historien n'avait pu analyser de manière aussi fine et pourtant aussi globale un exemple de vie quotidienne. L’esquisse des structures sociales de Montaillou est tout entière dans les deux chapitres consacrés à la domus, car Montaillou est un pays de petites propriétés. Une partie de la maison même, chez les exploitants de Montaillou est réservée aux animaux.

La parution de Montaillou est une date marquante, car c'est incontestablement le moment où se manifestent avec une certain force les perspectives anthropologiques chez les médiévistes. Avec Montaillou, Emmanuel Le Roy Ladurie réussit le pari de l'histoire totale, donc immortelle, grâce à l'observation anthropologique d'une génération fortement identifiée à son temps et à son espace. Une grande leçon dont on ferait bien de tenir compte.