Critique initialement publiée sur mon blog : http://nebalestuncon.over-blog.com/2016/12/nipponia-nippon-d-abe-kazushige.html


UN AUTEUR À APPROFONDIR


Mon premier contact – un pur hasard – avec l’œuvre d’Abe Kazushige (aucun lien) avait été l’épatant pavé Sin semillas, avec son millier de pages bien remplies de chronique d’un trou perdu du nord-est du Japon, son humour à froid et sa fluidité essentielle. Autant dire que cela avait été une réussite, et que je comptais bien prolonger l’expérience…


Ce que j’ai donc fait, tout d’abord, avec ce Nipponia nippon, paru ultérieurement en France (cette année, en fait), mais immédiatement antérieur dans la bibliographie japonaise de l’auteur (j’ai aussi dans ma bibliothèque de chevet Projection privée, plus ancien). Un roman qui, pour le coup, s’inscrit dans un tout autre format (pouvant rappeler, mais à l’envers, ce que je disais il y a peu concernant Jean-Claude Marguerite – un pur hasard là encore) : ici, tout tient en 140 pages aérées ; mais, par chance, l’auteur s’avère tout aussi à l’aise sur le format long à la Sin semillas et sur le format court à la Nipponia nippon – par ailleurs, il fait bien œuvre, et l’on peut trouver entre les deux romans peu ou prou contemporains nombre de passerelles éloquentes.


LA QUESTION NIPPONIA NIPPON


Un titre étrange là encore… Nipponia nippon, c’est le nom scientifique de l’ibis japonais, superbe oiseau (la couverture en témoigne) dès lors tout particulièrement associé au Japon en tant que tel – comme un trésor national, pour ne pas dire nationaliste.


La belle bête, cependant, n’est plus, ou peu s’en faut… C’est peut-être à débattre, avec des questions improbables de droit du sol et de droit du sang appliquées à des oiseaux qui n’en demandent pas tant, mais sans doute est-il éclairant que le problème se pose également ainsi, et non au regard des seules rigidités scientifiques de la zoologie.


Quoi qu’il en soit, de ces ibis, il n’y en a plus véritablement : sur l’île de Sadô, leur ultime refuge, où on les « protège » dans des cages, ce sont en fait des ibis chinois qui volètent – guère plus nombreux que leurs congénères « véritablement » japonais, mais pas encore officiellement éteints.


Tout cela, à n’en pas douter, relève absurdement d’un « scénario écrit par les hommes » qui agace prodigieusement notre héros…


HARUO ET SON DESTIN


Notre héros, c’est Tôya Haruo – un jeune homme, encore mineur, 17 ans. Et on n’est pas sérieux quand on a 17 ans, hein ? À voir… Car Haruo s’est pris de passion pour ces oiseaux à part. Il y a pour lui une « question Nipponia nippon », qui appelle comme telle une solution. Laquelle ? Eh bien, dès la première ligne, le programme est annoncé, chargé encore d’une éloquente hésitation : « Trois solutions : les élever, les libérer, ou les abattre. »


Pourquoi ? Au nom de quelle revendication ? Mais y en a-t-il seulement une ? Haruo n’est pas une variation sur l’écoterroriste, disons, comme on aurait pu le croire. On ne peut pas aller jusqu’à dire qu’il se fout complètement de ces oiseaux – tant ils l’obsèdent –, mais ses motifs n’ont somme toute rien à voir avec les grands combats justifiés par de grandes revendications. Sa colère perce sans doute çà et là, notamment au regard de l’imposture nationale qui, à ses yeux, justifie seule la « préservation » de ces animaux, mais c’est peut-être au nom d’une autre imposture – le Nipponia nippon, voyez-vous, ne devrait pas être associé au Japon : il devrait l’être à Tôya Haruo, et à lui seul.


Prise de conscience : dans les kanji servant à écrire son patronyme, Tôya, se trouve celui qui désigne les ibis japonais, 鴇 (toki). C’est un signe – un marqueur de destin. Les oiseaux lui sont donc irrémédiablement associés – et de tout temps, sans doute : le jeune Haruo a beau haïr sa famille, il ne s’en livre pas moins à des recherches généalogiques, bien vite vaines, mais qu’importe, les extrapolations sont là pour ça – sa famille doit être originaire de tel endroit, où les toponymes font allusion aux ibis, ou le faisaient ; et c’est capital ! Pourquoi ? Eh bien… parce que Haruo, dès lors, voit son destin lié aux oiseaux… Il tourne en rond, le raisonnement si c’en est un circule en boucle, mais qu’importe.


Haruo, cela dit, s’il a des motivations très personnelles, et tout aussi floues (« les élever, les libérer, ou les abattre »), est tout disposé à maquiller, inconsciemment sans doute, son obsession sous des dehors militants – en bon adolescent, il dissimule son mal-être éventuellement prosaïque dans une forme d’engagement relevant largement de la foi pure et simple : une façade qui, pourtant, remodèle l’individu qui se cache – ou s’exhibe ? – derrière. D’où ses récriminations concernant le « scénario écrit par les hommes », qui abondent dans son journal intime, très suivi, pointilleux, abondant.


Haruo prépare son coup – avec attention et patience. Il lui faut s’équiper – d’armes, le cas échéant – pour mener à bien sa grande mission, qui est son destin : s’introduire dans la réserve de l’île de Sadô, et décider du sort de Nipponia nippon – lui et personne d’autre, car c’est son entreprise, c’est son destin. Il lui faut (pas le choix, dans un sens) régler une bonne fois pour toutes la question Nipponia nippon.


HIKIKOMORI


Or Haruo a du temps pour cela : 17 ans, mais il a quitté le lycée, et n’a pas de travail – ses parents, ses détestables parents, l’avaient un temps casé chez un pâtissier, mais quel ennui… Haruo s’absente bientôt de son travail – il s’absente de tout : ses odieux parents l’ont injustement chassé du foyer familial, ils l’ont exilé dans un appartement de Tokyo, les sans-cœur ! Il y vit (de leurs subsides), seul – avec son ordinateur et une bonne connexion Internet. Si c’est bien vivre.


Sans que le nom apparaisse tout d’abord (mais on en trouve bien au moins une occurrence plus tard), la vérité se fait jour, assez vite : Haruo est ce que l’on appelle un hikikomori (c’est le terme le plus juste – on l’associe parfois à otaku, mais il y a des connotations bien différentes, et sans doute tout particulièrement au Japon où sont donc nées ces deux dénominations). Adolescent en rupture du monde, Haruo reste enfermé chez lui, fuyant tout contact extérieur, toute activité sociale quelle qu’elle soit (enfin… « IRL », comme on dit…) ; il s’absorbe dans un monde virtuel, via son ordinateur, et c’est un monde qui, de plus en plus, entretient sinon suscite ses poussées délirantes à la limite de la paranoïa.


Pour ce qui est de l’obsession, plus globalement, les limites sont bien vite franchies… Haruo entame des recherches sur les ibis japonais, et s’y absorbe : son monde entier, aux dimensions d’un petit appartement, tourne bientôt autour de l’oiseau condamné. Tout ce qui concerne Nipponia nippon doit être compulsé – des plus savantes dissertations zoologiques aux plus cryptiques des législations à prétention écologique.


Internet est aussi un endroit rêvé pour se procurer tout le nécessaire pour son grand-œuvre ; et c’est fou tout ce que l’on peut s’y procurer légalement, même en matière d’armes… Ceci étant, Haruo aurait sans doute besoin de quelque chose d’un peu plus radical ; usant d’astuces de pseudo-pirate du dimanche, le jeune homme se tourne bientôt vers des sites moins fréquentables – et y lâche à qui voudra bien l’entendre qu’il recherche un pistolet, « un vrai »…


UN HÉROS INQUIÉTANT…


Et c’est sans doute là que se situe toute l’habileté d’Abe Kazushige : il livre un tableau convaincant et édifiant de la situation de hikikomori, mais sans véritablement juger, et en tout cas sans trop forcer le trait – si ce n’est au travers d’un procédé qui s’avère heureusement d’un à-propos indéniable, et qui est la citation de documents : l’obsession de Haruo ressort d’autant plus de ces longs extraits d’encyclopédies en lignes, d’articles oubliés dans les archives numériques des journaux, de textes de loi que ne consulte jamais personne, etc.


L’essentiel est cependant ailleurs, s’il relève toujours du regard porté sur le sujet – Haruo avant les ibis japonais. Par petites touches bien pensées, l’auteur pose d’abord son personnage, et l’on devine sans doute, dans quelques traits çà et là, un vague humour à froid (mais que je ne qualifierais pas de cynique – ironique, oui, autant que vous le voudrez, mais pas cynique). Mais, surtout, et pourtant sans vraiment « juger », donc, il révèle avec talent et astuce, au fil des pages, émaillées d’allusions sibyllines, une autre dimension de Haruo, toujours plus présente : le bonhomme, en fait, n’est pas drôle – pas du tout ; il peut certes, et le doit sans doute, susciter une forme de compassion, mais il n’est pas non plus… sympathique, disons – pas du tout, en fait ; et cela va plus loin encore, quand se dégage peu à peu ce sentiment oppressant : avant que d’être drôle, et tout autant qu’il est à plaindre sinon plus, Haruo s’avère… inquiétant.


Vraiment inquiétant. Son projet encore flou concernant les ibis de l’île de Sadô gagne en réalité à chaque page – non, ce n’est pas un vague fantasme d’un adolescent se dessinant mollement une illusion de but dans la vie, mais qui probablement ne fera en fait rien pour l'atteindre (prétendre suffit) : Haruo a la ferveur d’un fanatique, et s’est enfermé dans un univers paranoïaque où tout, quoi que ce soit, devient justification de sa « destinée ».


Mais, là encore, cela va plus loin – car le texte est émaillé d’échos d’un passé obsédant, tout d’abord incompréhensibles pour le lecteur. Ici, nous trouvons une vague allusion à une jeune fille du nom de Sakura – là, bien sûr, des récriminations à l’encontre de ses parents, toujours plus ; et des scènes cruelles les impliquant, où Haruo se montre odieux sans bien sans doute en avoir conscience – son univers égoïste reporte toujours sur l’autre la faute essentielle. Mais la vérité se fait peu à peu jour : non, Haruo n’est vraiment pas quelqu’un de sympathique – et il est d’autant plus inquiétant dans son projet fantasque que l’on devine, à demi-mots, qu’il en a déjà réalisé quelques-uns… qui peuvent pour le coup rappeler (ou plus exactement anticiper) Sin semillas.


UN JEU SUR LES CODES DU THRILLER


Ici, Abe Kazushige se montre très fort – bien plus que ce que cette présentation maladroite de ma part pourrait laisser entendre. Comme dans Sin semillas, j’ai été agréablement séduit par la fluidité de la plume de l’auteur – tout coule, sans esbroufe, sans doute néanmoins avec une grande attention formelle, mais, oui, de celles qui brillent en se faisant oublier. Le jeu sur les documents participe de cet à-propos global – et, paradoxalement peut-être, de cette fluidité. Dans la manière d'agencer tout cela ?


Mais, au-delà, il y a, disons-le, comme un jeu sur les codes du thriller – codes qui très souvent m’énervent en littérature, mais, là, Abe Kazushige en use vraiment au mieux (sa formation de cinéaste ?). Au travers de ces allusions cryptiques qui émaillent le récit, puis prennent chair à mesure que les obsessions de Haruo, mieux comprises, dessinent son passé fatal, l’auteur happe le lecteur et ne le lâche plus – et, surtout, quand bien même ce serait avec quelque malice joueuse, il parvient toujours un peu plus, et pourtant sans jamais verser dans la caricature, à asseoir chez le lecteur cette désagréable conviction, donc : ce héros est… inquiétant…


C’est peut-être d’autant plus efficace que l’auteur, ici très joueur – cette fois cela ne fait pas de doute –, ballade le lecteur sur des fausses pistes, en jouant savamment sur ses attentes : en satisfaire une, c’est toujours en invalider une autre – mais impossible, somme toute, de savoir quelle trajectoire sera la bonne. Certes, on est naturellement porté à croire que tout cela se finira mal – on est tout autant porté à croire que l’ironie règnera enfin, seule, pleinement maîtresse, sur le désastre final, inévitable… À moins que ? Après tout, c’est Haruo qui croit au destin – le lecteur n’a sans doute pas cette lubie ? Mais quant à savoir si tout cela s’achèvera dans un grand éclat de rire morbide, ou dans les larmes…


UNE RÉUSSITE


Tout cela fonctionne donc très bien – et avec une certaine malice ludique qui n’en rend le tout que plus satisfaisant. Le tableau très noir d’une jeunesse japonaise (ou pas seulement japonaise, d’ailleurs) en déroute s’avère très pertinent, et, tout en jouant avec le ressenti du lecteur, sans cesse, n’a au fond rien de caricatural.


Le fond est juste, mais la forme l’est donc tout autant – qui, sans épate, véhicule cependant bien du sens, avec l’habileté consommée d’un auteur de thriller suffisamment fin pour décortiquer les codes de son registre et les sublimer au-delà du genre.


Il est fort, cet Abe Kazushige, décidément… Nipponia nippon m’a pleinement convaincu – autant, sur son format resserré, que le chouette pavé Sin semillas. Il me faudra poursuivre – probablement avec Projection privée, donc, puisque, sauf erreur, nous n’en avons rien d’autre en français ? Je ne serais probablement pas contre d’autres traductions, du coup…

Nébal
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le 18 déc. 2016

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