Neuf nouvelles hors du commun
J'ai eu la chance de participer à un atelier d'écriture au début de l'année 2010. Des conseils qui nous ont été donnés, il en est un qui m'a particulièrement marqué. Il consiste à dire qu'un dialogue doit toujours être utile et apporter des éléments au récit. Pour illustrer cela, celui que j'ai appelé le prince des nouvellistes dans une précédente critique à savoir Jean-Claude Dunyach nous conseilla la lecture de « Nouvelles » de J.D. Salinger.
J.D. Salinger est surtout connu pour avoir écrit en 1948 « L'attrape-cœurs » qui fut un roman à succès s'il en est. « Nouvelles » rassemble neuf courtes histoires où le dialogue est roi. Le dialogue porte presque à lui seul le récit, plante le décor et décrit les personnages et leurs caractères. Autre caractéristique de ce recueil, ce sont souvent les dernières phrases qui portent le sens et éclairent d'un jour nouveau l'ensemble du récit.
« Un jour rêvé pour le poisson-banane » commence par un échange téléphonique entre une femme et sa mère. On semble comprendre que l'homme qui partage la vie de cette femme peut être tellement de choses. Revenu d'une guerre traumatisante, il peut avoir besoin d'une aide psychologique. Est-il dangereux, glisse-t-il vers la folie ? On ne peut s'empêcher de s'interroger de trembler à l'idée de tout ce qu'il pourrait faire à une fillette. La fin aussi surprenante que violente recadre le tout dans toute sa terreur. Dans « Oncle déglingué au Connecticut », nous assistons aux retrouvailles de deux vieilles amies qui ont partagé la même chambrée lors de leurs études universitaires. Il y a celle qui est maintenant divorcée d'un militaire et qui doit travailler pour vivre. C'est elle qui rend visite à son amie qui, elle, a également épousé un militaire qui s'absente souvent à cause de sa profession. Elle a une situation plus enviable, car elle a une domestique. Elle est aussi la mère d'une fillette étrange dont on pense rapidement qu'elle porte un lourd secret. Le lecteur pourra faire travailler son imaginaire librement en fin de nouvelle. C'est un autre conseil qu'il convient de retenir en écriture : la lecture ne doit pas être un acte passif, le lecteur doit aussi faire travailler son imaginaire pour trouver une cohérence à ce qu'il lit et y prendre plaisir. Ici, Salinger a brillamment mis en œuvre ce principe.
En revanche, avec « Juste avant la guerre avec les Esquimaux », le lecteur se trouve pris dans un verbiage sans queue ni tête. Je ne suis toujours pas sûr d'avoir réellement compris ce texte, même si la piste qui m'est apparue – trop ? – vite semble être l'explication. Une curiosité qui ne m'a pas particulièrement plu. Dans « L'homme hilare », le narrateur nous parle de son entraîneur de sport. Il nous raconte comment, enfant, l'entraîneur conduisait le bus et leur racontait les aventures de l'homme hilare. Nous y assistons à la transformation d'une histoire par son narrateur au fil d'une aventure amoureuse. Une nouvelle intéressante dans sa forme. « En bas, sur le canot » nous présente un enfant bien étrange qui passe son temps à partir. Lorsque sa mère le rattrape se passe une conversation où il y aura des explications qui vont émerger. Sans intérêt aucun.
« Pour Esmé avec amour et abjection ». Sous ce titre évocateur se cache une rencontre improbable entre un Américain qui, en 1944, est prêt à débarquer sur les côtes de Normandie et une jeune choriste anglaise. Cette demoiselle est issue de la noblesse et ils conviennent d'échanger par courrier durant tout le conflit. La seconde partie du texte se déroule après l'armistice dans une ville de Bavière qu'occupe une petite garnison d'alliés. Parmi eux se trouve un soldat que la guerre a rendu fou. Quel est donc le lien avec la demoiselle ? Une belle mise en perspective pour une nouvelle assurément bien menée. Dans « Jolie ma bouche et verts mes yeux », nous observons un homme aux cheveux gris et une jeune femme partageant la même couche. Lorsque le téléphone sonne, l'homme décroche. Au bout du fil, son ami lui annonce que sa compagne est partie à l'issue de la soirée à laquelle ils ont tous deux assisté. Il ne sait pas où elle est partie ni avec qui. Salinger nous laisse supposer une énième histoire de triangle amoureux. Il maîtrise, une fois encore au travers des dialogues, la gestion d'une trame narrative déconcertante. Brillant.
« L'époque bleue de Daumier-Smith » est une histoire autour de l'imposture. En effet, le narrateur nous conte comment, dans sa jeunesse, il réussit à devenir professeur de dessin par correspondance dans un improbable institut canadien dirigé par un Japonais tout aussi incompétent. Une fable jubilatoire d'un humour d'une rare finesse. Pour « Teddy », l'ultime nouvelle de ce recueil, nous rencontrons un garnement nommé Teddy qui fait une croisière avec ses parents. Puis, peu à peu, et grâce à une conversation avec un certain Nicholson, nous allons découvrir que Teddy est bien mûr pour son âge. En fait, il se souvient de sa vie antérieure et de sa réincarnation. C'est une sorte de jeune devin. Salinger donne à cette histoire une fin qu'il a su amener au travers des dimensions des possibles. Là encore, nous avons un texte brillant.
Le conseil de lecture de Jean-Claude Dunyach m'a permis de découvrir cet auteur et son indéniable talent en matière de dialogue, de description et de mise en perspective. L'humour cruel sous-jacent à nombre de ces textes ne manque pas de charme. J'aurais tendance à reprocher l'abus dont J.D. Salinger fait des points de suspension au détriment des règles élémentaires de la création littéraire, mais il fait par là même du lecteur quelqu'un d'actif. Ces « Nouvelles » sont une expérience littéraire, parfois édifiante, qui a le mérite de nous montrer diverses techniques qu'on serait bien inspiré d'utiliser quand on a le désir d'écrire pour les autres. Mais encore faut-il du talent. Un auteur à découvrir, un recueil à connaître.
