Ce texte est un appel à l'aide, un cri qui tente de percer le mur sourd qui nous entoure chacun, et qui, le désespoir venu, fait de notre for intérieur une petite prison de détresse. Mais il est un cri délayé, qui n'est plus qu'écho de lui-même, résonnant en celui qui l'a jeté depuis des années. À l'heure où s'approche l'angoisse du trépas, Albert Cohen, en donnant à son angoisse rampante une forme matérielle, tâche de la détrôner. Exposée aux yeux de tous, elle ne saurait plus exercer sa tyrannie ; peut-être même pourrait-elle changer les choses ?
L'auteur d'Ô vous, frères humains est bien un homme qui a vécu – et qui sait qu'il ne vivra plus. Qui plus est, un homme de lettre, habile jongleur de mots, dont le pécule est une lumière dans l'esprit de ses lecteurs qu'il ne connait pas ; lumière qui n'animera donc sûrement jamais ses propres yeux. Il écrit là les blessures de son âme, jamais cicatrisées depuis son dixième anniversaire.
Jeune juif, immigré grec, il était alors encore balbutiant face au langage et aux mœurs de ce pays vénéré, celui dans lequel ses parents avaient déplacé leurs pénates, la France. Fort de rêves et d'idéaux, il jouissait de sourire quand ses semblables souriaient, de participer à leurs joies, d'en être ! Bref, il communiait avec eux fidèlement.
Mais sans le savoir, il était objet d'une haine sans fond, qui l'excluait de cette concorde, "Aimez-vous les uns les autres", à laquelle il croyait prendre part. C'est le jour de son dixième anniversaire qu'on le lui a appris. Cruellement. Un blond camelot à la moustache fine le lui a dit : « Toi, tu es un youpin, hein ? je vois ça à ta gueule » ; les murs le lui criaient déjà, « Mort aux Juifs ». Mais il fallait qu'on lui crache la haine au visage, qu'on lui montre des canines empoisonnées, qu'on lui calcine la joue d'une gifle, pour que ces lettres de cendres lui brûlent les yeux.
Cohen peint l'horreur, la nausée que soulève cette haine profonde et vicieuse brusquement révélée. L'enfant titube dans les rues de Marseille, il bute, pleure contre son premier mur des lamentations. Il se réfugie nulle part, joue avec ses doigts, psalmodie des marseillaises insensées... Un progressif effritement que retrace une écriture en spirale : elle reprend un mot, se raccroche à l'instant passé, pour y attacher une grappe de litanies, décliner les égarements de l'enfant poignardé, filer, puis revenir à nouveau en arrière. La phrase enroulée fait le lien entre celui qui a été sacrifié sur l'autel de la haine, et celui qui lui a survécu, amputé à jamais de sa candeur et de son espoir d'amour.
Cette phrase doit dépasser son auteur, se détacher de lui en même temps qu'elle l'exorcise. Sorte de testament, Ô vous, frères humains est bien un ultime cri de douleur désabusée.
Douleur, mère auguste des juifs.
Malgré un propos fort et justement servi par les phrases sonnantes de Cohen, certains passages font perdre au texte sa tension originelle. Quelques pages entièrement fondées sur des invocations aux ruines de ce monde (« ô humiliations », « ô larmes », « ô rictus », etc.), en somme assez vides, contrastent avec les brillants élans auxquels donnent lieu la scène fondatrice du camelot – on ne peut qu'être ébranlé par sa violence et l'horreur qu'elle jette sur les chapitres suivants – ou les pages saisissantes du retour au domicile.
Aussi quelques propos sont-ils trop brièvement expédiés pour être intéressants : la critique de la bourgeoisie, du culte de la virilité, de l'hypocrisie de certaines valeurs spirituelles communément partagées...
Il reste un témoignage cru, essentiel, une voix qui vibre dans une polyphonie litanique, celle de la judéité assassinée.
Merci @BlancheFleur pour cette suggestion, qui m'engage d'autant plus à découvrir cet auteur qui te plaît tant.