Ohio
7.8
Ohio

livre de Stephen Markley (2018)

A force de côtoyer la couverture de ce petit pavé au rayon littérature de mon lieu de travail, j'ai fini par me laisser tenter par Ohio. Ce fameux premier roman de Stephen Markley, paru en 2018, qui a raflé le Grand prix de littérature américaine 2020, rien que ça.



  • Alors de quoi parle Ohio ?


Premièrement, le roman est une gigantesque fresque, presque un récit choral, qui narre le retour de plusieurs trentenaires dans leur ville natale (ou du moins, là où ils ont grandi). C'est donc à New Canaan, Ohio, que nous suivons ces différentes histoires. Ils sont cinq en tout, quatre si l'on ne compte pas Rick, le soldat décédé, autour duquel le récit semble se faire (du moins au début) : Bill, Stacey, Dan et Tina ont, tour à tour, tous droit à leur "chapitre" par lequel nous apprenons à les connaitre, mais aussi les raisons pour lesquelles ils reviennent en ville. C'est d'ailleurs assez cocasse de comprendre la référence biblique qui se cache dans le nom de la ville, après lecture du roman.


Globalement, l'auteur traite d'une nostalgie d'un passé qu'ils n'aimaient même pas, dans une ville qu'ils maudissent mais vers laquelle ils finissent par revenir. Tout se joue ici, par cette nuit d'été, dans la petite ville de New Canaan. Le mot "Ohio" est d'ailleurs très TRÈS présent dans le roman, il apparaît au moins une fois dans chaque chapitre (je n'ai pas compté, mais en vérité c'est bien plus). Les personnages revivent alors des mensonges qui ont bercé leur existence. Le lecteur assise à la divagation de ces âmes flottantes, dépossédées d'elles-mêmes, complètement passives, qui sont à la fois actrices et spectatrices de leurs actions.


La romance de Dan et Hailey est d'ailleurs un bon exemple de ce que les personnages poursuivent : une volonté de revivre les jours passés qui ne sont bons et idéalisés que dans leurs mauvais souvenirs.


Si on lit un peu plus entre les lignes, on se rend rapidement compte qu'il y a une thématique très importante, celle de la politique. L'ouverture du roman se construit autour de la légitimité de l'Amérique à déclarer la guerre à l'Irak et à l'Afghanistan. A leur échelle, les deux amis Rick et Bill représentent à merveille cette profonde division : le premier est discipliné, convaincu qu'il faut rendre justice, s'engagera dans l'armée


et finira par mourir pour son pays


, le second adore la provoc et est radicalement opposé au patriotisme hypocrite qui suit les attentats du 11/09 et ne prendra pas la peine de se pointer aux funérailles de son ancien ami.



  • Tout cela pose la question suivante : comment se reconstruire lorsque
    son propre pays est complètement déchiré et que tout autour de soi se
    casse la gueule ?


Il y a, dans Ohio, une quête d'identité commune à tous les personnages. Il y a un rejet des origines, de la ville, un rejet total de cet Ohio maudit. Le récit de Stacey est, en ce sens, sincèrement touchant. Stacey est conditionnée pour renier son identité, renier son homosexualité. Son histoire consistera à comprendre qui elle est, où elle va etc. C'est à peu près pareil pour le mystérieux personnage de Lisa Han, qui ne connait pas son père et demeure persuadée qu'elle n'a pas été élevée par sa vraie mère. Partout, tout le temps, les origines sont bafouées, ignorées ou profondément niées et il importera aux personnages de réussir à s'affirmer, à se positionner pour savoir se connaitre et se trouver.



  • Qu'est-ce qu'on ressent quand on lit Ohio ?


Au fil de ma lecture, je commençai par d'abord mépriser les personnages. J'ai fini par ressentir une troublante compréhension lorsque j'ai compris que Ohio ne proposait qu'une quête d'identité sur fond de conflits politiques. Une Amérique déchirée par le respect patriotique et la peur redoutée du terrorisme. On ne s'attache pas au langage, on s'intéresse aux non-dits et aux émotions qu'ils ressentent : leurs regrets, leurs remords, leurs reconstructions nous font comprendre qu'ils ne sont que des pions cruellement humains, des aimants attirés par l'énigmatique ville de New Canaan qui semble rendre fou ceux qui l'animent.


Le récit est assez pénible au début. Il n'est pas hermétique, c'est une lecture accessible dans son vocabulaire (l'écriture ne semble pas très travaillée). Il y a une juxtaposition constante entre deux timelines : nous avons d'abord une narration du présent de quelques pages puis une narration du passé, plus ou moins de la même longueur. Et c'est comme ça tout le long du roman. Il est important de souligner que c'est grâce à ces récits passés que l'on peut au mieux comprendre nos personnages, mieux les cerner, mieux s'y attacher. Néanmoins, l'ensemble forme rétrospectivement une ligne narrative anti-productive : on n'a pas l'impression que ces flashback soient très utiles (à part quelques exceptions qui nous permettent de savoir des évènements essentiels à la bonne compréhension de l'histoire).


Plus en détail, le ton est familier, brut, authentique, les mots sont vulgaires et très souvent cette vulgarité est gratuite. Je pense que l'auteur se défendrait en assurant que ce registre aide à qualifier les personnages, à comprendre le décor, l'ambiance générale qui surplombe le roman, mais personnellement, c'est un choix qui ne me plait pas du tout et je pense qu'il y aurait eu d'autres méthodes d'apporter au texte un aspect authentique sans tomber dans une vulgarité omniprésente et donc rapidement lourde. Les premiers chapitres ne sont pas très intéressants (comme les personnages qui y sont traités), j'ai eu beaucoup de mal à me familiariser avec le livre, les personnages présentés. Cependant, à partir de l'histoire de Stacey, tout allait mieux pour moi (même si son introduction est très longue par rapport à sa fin, le récit de Stacey reste touchant et bouleversant). J'ai été soudainement hyper intéressée par ce qu'on me proposait : c'est là que Ohio a commencé à prendre les caractéristiques d'un roman noir. L'ambiance est devenue inquiétante, pesante, sombre, presque menaçante. C'est là que Ohio devient berceau de la violence physique, morale, de la guerre, du rejet. Au loin, l'orage gronde ; mieux vaut se mettre à l'abris.

cforcarlitta
7
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le 4 mars 2021

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cforcarlitta

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