Après une petite pause consécutive à la lecture de l'étrange Cherudek, suite des aventures de l'inquisiteur Nicolas Eymerich. Suite... et fin, au moins provisoire, puisque ce Picatrix (à la superbe couverture tirée des Très Riches Heures du duc de Berry, ça change des mochetés antérieures ; comme quoi, les stocks, ça a du bon, des fois...) est, si je ne m'abuse, le dernier tome de la saga à avoir été traduit en français (il y en a au moins deux de plus en italien ; peut-on en espérer un jour la traduction ? Après le décès de Rivages/Fantasy, j'ai comme un doute... à moins que Pocket SF... heu...).

On retourne à nouveau à un schéma plus traditionnel des enquêtes d'Eymerich, après le troublant fantastique du roman précédent. Trois lignes narratives vont ainsi se chevaucher.

Nous sommes en 1361. Eymerich, inquisiteur général d'Aragon, se retrouve quasiment seul contre tous à Saragosse. Le roi Pierre le Cérémonieux lui est hostile (voir Le mystère de l'inquisiteur Eymerich), la noblesse de même, les Spirituels protégés par le roi s'en prennent volontiers aux Dominicains... et la ville reste très imprégnée de son passé récent : les Juifs y sont nombreux, les Maures plus encore. Situation intolérable pour l'inquisiteur, qui souhaiterait semble-t-il précipiter les événements de 1492... Mais bientôt surviennent des phénomènes tous plus étranges les uns que les autres : des meurtres horribles, perpétrés selon la rumeur par de terrifiantes créatures à tête de chien, des roues métalliques brillant dans le ciel... Et tout cela semble devoir être mis en rapport avec la possession ou la lecture d'un ouvrage diabolique, le Picatrix, écrit par un érudit arabe. Et apparaissent bientôt d'étranges ramifications politiques à ces manœuvres sataniques ! Oui, plus que jamais, Eymerich se retrouve seul contre tous : son enquête dans la Maurerie de Saragosse doit nécessairement se poursuivre dans le Califat de Grenade, la dernière enclave musulmane d'Espagne, en proie à la guerre civile ; Eymerich se rend donc chez les Infidèles, accompagné du jeune Alatzar, juif convers, et donc nécessairement suspect... Pour triompher des œuvres mensongères du Diable et sauver la Chrétienté d'un péril atroce, il va devoir nouer une alliance (temporaire...) avec quelques uns de ces musulmans qu'il exècre : le sage al-Khatib, tout d'abord... puis rien de moins que le fameux Ibn Khaldûn !

Parallèlement, Valerio Evangelisti nous plonge dans deux trames narratives situées dans un futur proche. On retrouve tout d'abord Marcus Frullifer, le scientifique hétérodoxe texan on ne peut plus nerd et (nécessairement) puceau de Nicolas Eymerich, inquisiteur, exilé par la communauté scientifique dans un observatoire des Canaries à cause de sa théorie farfelue des psytrons (au passage, j'ai l'impression, du coup, que la « continuité » n'est guère respectée, m'enfin bon...). Dans cet île au bout du monde, Frullifer est amené à grands renforts d'œillades ravageuses à suivre une jeune et (nécessairement) jolie ufologue dans une étrange histoire ; c'est ainsi qu'il découvre la tradition de la Fête du Diable célébrée chaque année par les autochtones... et l'attitude déconcertante des patients d'une clinique psychiatrique qui, chaque année, à cette même date, se mettent à aboyer. Et les mystères s'enchaînent bien vite...

Au Libéria, enfin, l'auteur nous plonge dans le chaos le plus total, un cauchemar à l'état pur. Au fin fond de l'Afrique noire, les fascistes de la RACHE ont conclu une trêve avec les soldats de l'Euroforce, guère plus fréquentables... Les soldats des deux camps, dans le cadre de l'opération Eyolf, cornaquent à la mitrailleuse le gigantesque exode des « enfants de sable » vers l'Empire plus ou moins fantoche du Bouganda, et son souverain messianique Bwanika Muteesa XVI. On nage dans les cadavres... mais le pire est encore à venir.

Un fil rouge, enfin, nous ramène régulièrement à Saragosse, où l'inquisiteur Eymerich se livre à une abominable séance de torture, particulièrement... déchirante.

Bilan allègrement positif pour ce sixième volume des aventures d'Eymerich, qui, à l'instar du quatrième tome, parvient à jouer avec une grande astuce sur une multitude de niveaux. On commencera déjà par noter qu'il s'agit une fois de plus d'un excellent divertissement, très prenant, et remarquablement bien construit (on n'y retrouve pas, cette fois, les faiblesses que j'avais pour ma part constatées dans Cherudek). L'enquête d'Eymerich en terre musulmane nous garantit un cadre exotique et mystérieux, et les décors (à peine) futuristes ne sont pas en reste. Eymerich lui-même est plus que jamais un superbe personnage : arrogant, intolérant, cruel, rusé, mais néanmoins humain dans ses (rares) moments de faiblesse, quand bien même il ne peut s'empêcher de dissimuler cet éventuel humanisme derrière un froid légalisme, quand il ne le balaye pas bien vite au nom de l'intérêt supérieur de la foi, il est décidément un anti-héros parfait, et l'on prend beaucoup de plaisir à le suivre dans son enquête. Sa cruauté et ses aspects les plus répugnants, à la différence de ce qui s'était produit pour Le corps et le sang d'Eymerich, sont ici pleinement « justifiés » par le personnage et le contexte, et n'empêchent pas une certaine empathie de la part du lecteur. Valerio Evangelisti se montre très adroit à cet égard, et la sympathie, voire l'amour que l'on peut éprouver pour ce triste salaud, n'est pas un moindre thème de ce Picatrix...

En même temps, si le fanatisme d'Eymerich est bien entendu destiné à soulever régulièrement l'indignation du lecteur, Valerio Evangelisti ne se montre pas ici excessivement caricatural, et Picatrix contient ainsi quelques belles pages sur l'intolérance... mais aussi l'hypocrisie. Les relations entre Eymerich et Alatzar (« Je ne suis pas Juif ! »), puis, surtout, entre le rusé Dominicain et le fascinant et sage Ibn Khaldûn, jouent adroitement de la fascination réciproque, de l'admiration éventuelle, du dégoût forcé par la croyance, et de la suspicion qui ne peut jamais quitter totalement les personnages. Bien joué.

Parallèlement, les péripéties de Frullifer sont également passionnantes. Le délire pseudo-scientifique qui fonde l'ensemble de l'intrigue est toujours aussi fou, et en même temps étrangement cohérent, à la lisière de la science et de la magie. On y retrouve indirectement Reich, comme dans le quatrième volume, outre les propres idées de Frullifer, et on en vient également à formuler une théorie on ne peut plus farfelue sur les OVNI finalement très réjouissante dans le cadre du roman.

Enfin, on notera la réussite de Valerio Evangelisti dans les chapitres consacrés aux « enfants de sable ». L'atmosphère est cauchemardesque et cynique, avec ce qu'il faut de racolage éventuellement, mais sans tomber dans les travers les plus gênants du troisième volume. Sous la tragédie gore, le sort de l'Afrique est bien questionné, et la responsabilité des Occidentaux, leur hypocrisie surtout, avec. On peut certes trouver que cette ligne narrative n'apporte pas grand chose à l'histoire globale, mais ses qualités intrinsèques en font heureusement plus qu'un triste cheveu sur la soupe.

Picatrix – L'échelle pour l'enfer est donc bel et bien un très bon Nicolas Eymerich, du niveau des meilleurs. Une fois de plus, Valerio Evangelisti nous a livré avec ce volume une sorte de type idéal du divertissement de qualité, bien ficelé et réjouissant, sans être idiot pour autant. De quoi vouloir en lire plus, assurément ! ... Aussi, si quelqu'un voulait bien se dévouer pour traduire la suite, heu...
Nébal
7
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le 16 oct. 2010

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Nébal

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