La mère Gribiche a cause a cause, et pis après ?

Bah ! (introït simpliciter)

J'aurais tout aussi bien pu mener au "10" cette romance d'enfance en deux mouvements, sucrée d'acide, toute zébrée d'un vigoureux anarchisme qui ne revendique rien pour personne et la paix pour lui-même, épris des mots bizarres qu'engendre une existence placée sous le signe d'Elle, comme il appelle la vieille putain cosmique qui se joue des hommes sur la scène qu'elle leur destine.

J'ai découvert ce bouquin par hasard il y a plus de dix ans. Gripari, ça ne m'était pas inconnu - Sorcières du placard à balais et de la rue Mouffetard m'avaient, plus jeune, enchanté. L'auteur faisait résonance, fantaisie labyrinthesque (comme on dit mauresque) et choses... je ne sais pas, non, pas choses, mais voix différente, oui, par ailleurs.

La couverture (1ère) m'a sans doute assez intrigué - la 4è m'a scotché. Totalement inattendu. Que Gripari ait été de ces "autres" desquels je me comptais, vaguement plutôt douloureusement à l'époque, m'était inconnu : ce bouquin était et reste absent - à ma connaissance -, des anthologies où se côtoient les Duvert, Gide et autres Prousts sauvages.

Ma première lecture fut un éblouissement que ne dément pas celle que je viens de refaire.

"Café du Brésil". Le temps de la mère. Avant la naissance. Pierre Gripari ne naît qu'à 19 ans. Mort de sa mère. Temps d'enfance, racontée avec délices. Imagination précoce, fervente, musicale, littéraire. Premières peur. Roliraines. La conscience de n'être pas comme les autres. Solitudes. Et déjà cette perception aiguë des choses, de l'étrangeté des mots et des désirs.
"Des amours sans espoirs, dont je ne sais même pas qu'elles ont un nom". Jusqu'à cette révélation, par la bouche de la mère, été 40 (?) : "Tu feras ce que tu voudras plus tard[..], mais il y a deux choses que je ne voudrais pas te voir devenir, c'est curé ou pédéraste. Ca, j'aimerais encore mieux te voir mort !". Mère morte. De désespoir. De delirium. Tremens.

"Concerto Libération". Le temps du père. Autre style - Carnets. Pierre Gripari ne se libère qu'à 21 ans, une fois majeur, de toute tutelle. Père mort en 1944. Un avion américain. Aucune larme. Contrôle pervers d'un père qui ne le comprenais pas sur un fils qui se sentira soulagé de sa disparation. Violences morales, insupportables à l'adolescent qui n'aura jamais _vécu_ dans la maison du père - il n'y aura jamais été qu'hébergé... Khâgne. Amitiés littéraires. Solitudes. Imageries. La Mère Gribiche. Premiers amants. etc.
Et parmi des moments d'abandon terrible, comme on en connaît seul lorsque le monde n'est pas à sa mesure - lorsqu'on n'est pas à la mesure du monde, le bonheur, sans pourquoi ni cause ni raison, instantané, immédiat, souverain. Liberté.

Une vie ne se résume pas aux événement qui la parsème. Mais à un style - une façon de marcher. Et celui de Gripari, dans ses révoltes, dans ses premières rencontres avec les images et les mots, m'enchante. Littéralement. De la façon dont un charme agit bien après la fin de l'incantation. Je me surprends ce soir à regretter ne pouvoir me replonger non dans la suite de son histoire, mais dans cette atmosphère, tout de lui imprégnée, qu'une suite aurait pu susciter. Ca n'a pas la structure ni l'écriture d'un chef d'œuvre, certes. C'est cependant très plaisant à lire, plein de sensibilité et d'intelligence et accessoirement très rafraichissant, tant Gripari conchie sans appel les postures convenues - anarchiste, quand bien même il n'endosserait pas cette identité : aucune étiquette ne convient à un vrai anarchiste.

Par ailleurs, étonnante liberté de ton pour un livre écrit en 1958, publié en 1963 dans la France de l'amendement Mirguet (pour les non-initiés, l'amendement Mirguet, du nom du député gaulliste qui l'a initialement proposé, portait l'homosexualité au rang de "Fléau social" au même titre que la prostitution et l'alcoolisme. De triste mémoire, il a rendu la vie de toute une génération d'homo extrêmement difficile pendant cette décennie, et a poussé un bon nombre d'entre eux dans l'anonymat du mariage).
Gripari parle d'homosexualité en des termes parfois datés ("homosexuel de naissance", cela fait toujours débat, on n'emploie cependant plus l'expression), mais sans en faire ni fromage, théorie ou revendication : fidèle en cela à son peu d'amour pour les idées générales, sinon celles du nihilisme appliqué au quotidien. Ce qui nous vaut un ton très contemporain, pour un roman dont je n'ai pas l'impression qu'il ait vieilli - ou bien est-ce moi qui ai pris de l'âge :D!

Quoi qu'il en soit, je trouve en ses lignes une reconnaissance très émouvante de ce que j'aurais pu/voulu être, sans doute - qualité d'être plus que destin. Quelque chose d'un fantasme est ici touché (non, pas une rêverie érotique, un fantasme : un de ces trucs qu'on ne rencontre jamais en face à face sans y laisser des plumes, si on n'est pas préparé). J'en repère les traces. Je pourrais m'y noyer - c'est ça un fantasme : on y vient s'échouer, puis on y meurt, asphyxier, si on n'y prend garde. J'ai désormais appris à mieux faire. Le charme agit cependant toujours :D Et je n'aurais pas de peine à croire que certains lecteurs l'ait trouvé anecdotique : il l'est à bien des façon. Mais il résonne, et, fort heureusement, je n'y puis mais.

Allez, vraiment, un de ces petits ouvrages au moins touchant, pour qui conserve des liens d'enfance et d'adolescence.
Kliban
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le 5 nov. 2010

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