Petite remarque préliminaire : j'ai du partiellement réécrire cette critique suite à un bug du site, j'espère que sa cohérence n'en souffre pas trop. Je l'avais prévue pour la fiche anglaise du livre, l'ayant lu dans sa langue originale, mais suite à cette petite histoire elle figure sur les deux fiches.


Sans doute suis-je le premier à être étonné de mon propre enthousiasme. Mais après tout, un livre capable de me faire considérer d'un œil neuf la discipline a laquelle j'ai consacré l'immense majorité de mes études, jusqu'à acquérir une connaissance de celle-ci tout de même assez pointue, j'aurais tort de faire la fine bouche.


Il s'agit ici d'une critique de certains dogmes sur les mathématiques, mais une critique conduite d'un point de vue internaliste et historique. Ici pas de ces généralités abstraites ne méritant au mieux qu'un sourire d'amusement ennuyé, pas de ce scepticisme qui n'a jamais séjourné auprès de son objet et dont la critique est trop générale ou éculée pour véritablement porter.
Mais pas non plus de blanc-seing donné aux mathématiques sans examen, même le philosophe qui rejette la méthode euclidienne pour sa part n'allant pas jusqu'à la remettre en cause pour les mathématiques elle-même - par exemple la critique hégélienne des mathématiques critique plus son objet et sa portée que sa méthode, et l'application de sa méthode hors du cause, et pourtant elle touche à quelque chose de profond - après tout le philosophe rêve toujours de cette apodicité que le royaume des mathématiques semble posséder en héritage.
Et surtout pas non plus de cette complaisance dont les mathématiciens font montre envers leur histoire et leurs héros, complaisance dont ils ont toujours vaguement conscience (l'histoire de Galois est souvent raconté sur un ton mi-admiratif, mi-ironique) mais qui ne débouche que rarement sur une véritable réflexion critique, car pour le positiviste logique, le bourbakien ou l'euclidien que nous sommes tous, le passé n'a pas de leçon à donner, et cette conscience n'empêche pas les remarques de Kuhn sur l'écriture révisionniste des manuels scientifiques d'être particulièrement valables pour ceux de mathématiques.
Surtout que les généralités souvent insipides sur les géométries non-euclidiennes ou les théorèmes de Gödel sont peu propres à réconcilier les mathématiciens avec un historicisme qui recouvre souvent beaucoup d'ignorance et d'incompréhension.


Ainsi, Lakatos construit son livre sur deux plans : le plan idéal, celui d'une classe "très avancée" permet d'avancer des arguments purement abstraits, et le plan historique, donné en note permet de montrer que c'est effectivement bien ainsi que les mathématiciens ont raisonné. Si le premier manquait, les mathématiciens se contenteraient de sourire des errements du passé et d'une discipline en train de se reformer, sans le second, l'argumentation resterait dans l'abstraction et la nécessité du cheminement suivi n’apparaîtrait pas.


Pour pouvoir raisonner sur le plan historique, Lakatos a choisi un exemple, excellemment : suffisamment riche pour posséder une histoire complexe, et difficile pour que l’intérêt des questions de méthode se pose, mais aussi dont le contenu est en grande partie compréhensible à la grande majorité grâce à sa nature géométrique - seule la démonstration "euclidienne" finale, en annexe, fait appel à des concepts réellement avancés de façon non allusive, de l'algèbre linéaire principalement.
Il s'agit de la conjecture d'Euler : pour un polyèdre possédant S sommets, A arêtes et F faces, on a S-A+F=2. Le professeur propose une démonstration - celle de Cauchy. Certains élèves doutent. Et font pire même, en proposant une série de contre-exemples particulièrement gênants.
Que faire ? Changer la définition d'un polyèdre, abandonner la conjecture ou se contenter de l'admettre pour les polyèdres convexes ? Toutes ces attitudes ont été réellement adoptées par différents mathématiciens reconnus... et toutes sont des obstacles la recherche de la vérité.
Ce n'est sans doute pas le lieu de suivre cette enquête dans tous ses détails, le livre est assez dense et court pour mal supporter le résumé. Qu'en retenir ?


Pour Lakatos, la recherche d'une démonstration absolument apodictique est en grande partie vaine, non seulement à cause de problèmes de fondements (la solidité de la construction mathématiques reposant in fine sur des arguments métamathématiques), finalement assez peu intéressants pour la recherche mathématiques en elle-même, mais surtout à cause de la stérilité de la méthode. Inductivité et déductivité pure ne peuvent faire avancer les mathématiques que par hasard, intuition qu'a eu tout étudiant sur des exemples individuels.
Lakatos propose de revoir le rôle de la démonstration, et de la considérer comme une expérience de pensée capable de décomposer le théorème et du contre-exemple, les deux interagissant de manière dialectique (la référence à Hegel devient même explicite en annexe) : la démonstration proposée doit être confrontée aux exemples qui la contredisent afin d'amender les concepts qui la sous-tendent, affinant peu à peu la compréhension qu'on les mathématiciens des objets étudiés.
Il ajoute également des remarques extrêmement pertinentes sur le rôle des changements de sens des objets au cours de l'évolution des mathématiques qui ne sont pas sans rappeler, encore les remarques de Kuhn sur l'incommensurabilité des théories scientifiques, mais le problème semble légèrement plus complexe en mathématiques, car local.


Le processus décrit par Lakatos me semble décrire parfaitement les trop rares moments où j'ai pu retrouver de moi-même, sans être trop guidé, une démonstration, témoin cet après-midi de juin à Cachan, où un examinateur patient a gentiment insisté pour que je détaille et j'explique ma première idée que je savais vouée à l'échec, conduisant à la découverte d'une méthode que j'ai immédiatement su meilleure, pur moment de joie dont je garde la pureté au cœur des années après, ayant depuis longtemps oublié le contenu de l'exercice.


Le livre reste cependant ouvert, car oui, l'euclidiannisme et ses cousins bourkakistes et logico-positivistes sont des ennemis capables de s'adapter, et dont les séductions ont des raisons objectives. D'autres questions restent en suspens – on aimerait par exemple, un examen plus précis de la naissance de ces expériences de pensée que sont les démonstrations et pas seulement du processus qui suit.


Enfin, il faut absolument noter l'humour omniprésent et corrosif de Lakatos – si british qu'on imagine mal la classe se dérouler ailleurs qu'à Cambridge, pas même au Massachusetts – qui est pour beaucoup dans le grand pouvoir de persuasion de son auteur. Il n'est pas nouveau que les mathématiciens sont des gens quelque peu risibles, il est rare qu'un texte en joue avec autant d'efficacité.

corumjhaelen
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le 1 avr. 2017

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