Danièle Iancu-Agou, spécialiste des communautés juives médiévales, prête à la micro-histoire une étude réellement exceptionnelle. Son ouvrage capture la vie de deux personnages du commun, Régine Abram, juive de Draguignan, et Bonet de Lattes, juif d'Aix-en-Provence, ayant vécu au tournant des XVe et XVIe siècles. L'historienne les rencontre dans les archives des notaires aixois, plus spécifiquement dans leur acte de mariage (1469). Un mariage d'authentiques notabilités si l'on en croit la dot et l'importance des familles que l'événement rassemblait dans une alliance prospère, mais un mariage vite rompu à une époque où la judéité suffisait seule à dévier les trajectoires individuelles. Le XVe siècle du bon Roi René est pourtant un siècle de bonne entente entre juifs et chrétiens. Dans cette enclave provençale relativement paisible, comme dans la région voisine d'Avignon, le « Peuple de l'Ancien Testament » vit à l'abri des expulsions et dans l'écrin de ses anciennes coutumes, garanties et protégées par les souverains du temps. De Gap à Marseille, d'Arles à Draguignan, les ordonnances de Philippe le Bel (1306) et Charles VI (1394) n'ont guère charrié que des rumeurs tragiques. Ce n'est qu'au décès de René d'Anjou, puis au rattachement de la Provence à la couronne de France (1481) que bascule cet équilibre fragile. Mais dans la parenthèse bénie, des vies s'agitent sans restriction, vibrent et se consument dans leur prodigieuse banalité. Régine Abram et Bonet de Lattes, membres tous deux de familles juives bien implantées, véritables « oligarchies médicales » selon le mot de l'auteur, ont connu les deux phases de cette histoire partout répétée, qui jettera finalement la première sur les voies de la conversion, le second sur les chemins de l'exil.



À l'origine de cet itinéraire croisé, ce mariage juif, cette ketouba de 1469 que Régine brise fort rapidement en se faisant néophyte, chrétienne convertie. L'occasion pour l'auteur d'une incursion au sein de cette nébuleuse, dont j'ignorais parfaitement l'existence, moins étroite qu'on ne pourrait le croire a priori, rappelant si besoin était que même dans un espace politique tolérant, l’Église continue de battre au front de l'hérésie les cloches de sa pastorale. Nous découvrons là une petite société urbaine qui ne repousse jamais complètement à sa marge la communauté hébraïque. Le paiement de la tallia judeorum lui garantit une relative tranquillité au sein du monde chrétien, et ses activités de prêt la lient à tous les milieux sociaux des villages et contados, du simple laboureur aux plus hautes noblesses locales. Mais elle vit d'autre part sous l'influence constante de la prédication catholique, qui toujours la poursuit de ses velléités conquérantes. Les armes qu'elle emploie, à rebours de toutes représentations, ne sont point de celles qui outragent les corps ni ne versent le sang. Prestige et séduction supplantent ici tout esprit de coercition. Dans la ville palatiale d'Aix-en-Provence comme ailleurs, c'est au moyen de parrainages prestigieux que les juifs sont ramenés dans le giron du prêtre. Le duc de Calabre, la famille de Villages (apparentée à Jacques Cœur), Jeanne de Laval, René d'Anjou lui-même se coulent volontiers dans ce rôle pour jeter dans l'âme du plus modeste néophyte le spectacle d'une catholicité d'or et d'azur. Cela vaut évidemment tous les bûchers du monde, et c'est le chemin que Régine emprunte dans un élan qui gardera pour toujours sa part de mystère.



Rebaptisée Catherine après sa conversion, l'héritière du richissime Maître Massip Abram de Draguignan se remarie chrétiennement en 1472 avec un courtisan du roi, Gillet Gilibert, dont l'auteur souligne longuement le caractère équivoque. Son insertion dans le milieu de cour contribue à en faire un bon parti, pour une néophyte soucieuse de ne point décliner en franchissant le seuil du baptême. Mais les archives d'Aix donnent de l'homme une face autrement répugnante de « baptiseur » violent, âpre au gain, dont les sœurs mêmes de Régine-Catherine subirent autrefois les frasques. Deux ans seulement après son union, c'est encore une jeune cousine qu'il viendra cueillir dans la juiverie de Pertuis pour la traîner de force dans les fonts baptismaux, souillure abominable que René d'Anjou, par une lettre signée de sa main, ne manquera pas de qualifier de « détestable excès ». L'événement en dit long sur une autorité publique qui se fait un devoir de protéger « ses » juifs contre les conversions forcées, mais n'oppose aux violences les plus spectaculaires que des condamnations de façade. Après la mort de ce triste sire, Régine-Catherine contractera deux autres mariages chrétiens qu'il serait vain de reprendre ici par le menu, tant le travail de l'auteur vaut in fine par le traitement virtuose de son matériel documentaire, bien plus que par la stricte reconstitution de parcours matrimoniaux.



Danièle Iancu-Agou en effet, parvient à donner chair à son héroïne, par l'exploitation minutieuse d'un corpus d'actes notariaux qui, eux, se distinguent par leur sécheresse consubstantielle, leur redondance, leur dimension figée et stéréotypée. Les contrats de mariage successifs de Régine-Catherine, les testaments qu'elle ne cesse de renouveler pour perpétuer son bien, les dons pieux et charitables qu'elle fait dresser de même, tout cela ne donne qu'un aperçu sommaire de son individualité. Sont peut-être visibles le statut social, la richesse, les mutations d'un patrimoine foncier, mais le formalisme glacé des notaires voile la réalité profonde d'une néophyte tout à fait détonante dans son milieu. Ses rapports de conjugalité, ses relations avec une communauté délaissée au printemps de sa vie, son insertion dans un milieu chrétien qui, par sa présence dominante, pouvait exercer un réel pouvoir d'attraction, sont autant d'aspects biographiques que l'auteur parvient à retrouver patiemment grâce à la grande connaissance des archives qu'elle manie.



Progressivement, le visage de cette riche convertie se dessine, avec ses manières, ses habitudes, son ethos de grande mondaine, consciente et maîtresse de ses intérêts. L'auteur nous la montre déjà, au moment de s'unir à Gillet Gilibert, arguer de sa conversion pour annuler de facto sa ketouba et exiger de Bonet de Lattes la restitution d'une dot prodigieusement riche. Plus tard c'est une séparation de corps et de biens, passée devant notaire, qui sonne le glas d'un troisième mariage empesté « d'ire, de zizanie et de rancœur », puis une vie souterraine de mère concubine aux côtés d'un mercier de la cité palatiale, compère de toute la Juhataria vielha d'Aix-en-Provence ! Dans sa spiritualité même, Danièle Iancu-Agou parvient à frôler cette sensibilité, cette âme pieuse dont la vie d'encre et de papier atteste l'abandon serein à une nouvelle religiosité. Les testaments de Régine-Catherine regorgent de legs aux prêcheurs de l'Observance où paradent les classiques trentains de messes pour le salut de l'âme, les cortèges et les livrées de cierges, les draps de soie brodés d'initiales et autres coquetteries typiques d'une bourgeoisie nantie, soucieuse de l'intercession terrestre, du rachat de ses péchés. C'est in fine un personnage dont on croit voir les reliefs, les aspérités, les audaces et les normalités, quoique le silence plombé des sources cantonne souvent l'auteur à l'hypothèse raisonnable.



Toutefois le livre traite d'un binôme, de deux vies, deux destins croisés qui n'ont guère été choisis au hasard. Régine-Catherine magnétise quelque peu l'attention parce qu'elle est une femme convertie dont on pressent parfois les tiraillements intérieurs, les tensions liées à son apostasie, sa richesse, cette vitalité qui perce sous la froide expression du calame. Mais Bonet de Lattes doit avoir aussi sa voix au chapitre car, mari déchu, il reste en quelque sorte le pendant de son ex-épouse, son reflet, son miroir. Au jour de leur séparation (1472), les juifs de Provence vivent encore sous le bouclier de René d'Anjou, mais en 1501 un mandat royal d'expulsion vide complètement la région, dans le droit-fil des persécutions menées en Espagne par Isabelle la Catholique (1492). C'est une époque de grands bouleversements qui oblige les communautés à un choix cornélien : le baptême ou l'exil. Or, Catherine et Bonet incarnent parfaitement cette double-prédestination, « l'exil intérieur et l'exil extérieur » comme l'écrit si bien l'historienne, déserter sa foi ou déserter son foyer. Catherine prend l'option raisonnable bien avant la tempête, mais en 1501 ce sont tous les membres de sa famille que nous voyons échouer comme torrent sur les grèves des baptistères, et à leur suite des centaines d'autres coreligionnaires. Laissant leurs noms, leur passé, leur identité, leurs coutumes, ils gagnent le droit de jouir sous un même ciel des biens chèrement acquis.



Bonet, lui, est jeté sur les routes. Fort également d'une implantation privilégiée dans la cité provençale, nous l'avons vu tour à tour médecin érudit, nourri à la fleur des savants juifs de Languedoc, marchand avisé dont les florins ruissellent dans tout le pays d'Aix, chef de sa communauté composant avec zèle la répartition de la tallia, puis liquidant ses avoirs, soldant ses dettes et ses créances, préparant minutieusement son départ pour une terre plus accueillante. C'est à Rome qu'il prend ses nouveaux quartiers, jouant de son pécule, d'un réseau d'amitiés communautaires qu'il ne cesse d'étoffer dans ce nouveau cadre, jusqu'à s'y tailler une place meilleure encore que celle qu'il occupait dans l'ancien comté de Provence. Médecin-astronome du pape Borgia, auteur d'un Anulus Astronomicus passé plusieurs fois dans les presses parisiennes, il quitte la petite histoire, rentre d'un pied modeste dans la grande. Le contraste entre ses deux vies prend alors un tour saisissant. À peine visible jadis dans les minutes poussiéreuses des notaires d'Aix, Danièle Iancu-Agou le retrouve soudain dans la correspondance du mathématicien Charles de Bovelle, lui rendant visite dans ses appartements de la Piazza Giudea de Rome, brocardé dans les pages truculentes de François Rabelais ! Nous avons là le meilleur visage possible de ce qui fut en Occident une véritable tragédie, un exil heureux, l'histoire d'une réussite providentielle qui ne doit pas faire oublier des épisodes autrement plus pathétiques, et qui furent le lot commun des strates basses de la société juive. Du sac de la juiverie de Manosque (1495) au raid sanglant du pays d'Arles (1484), sans oublier la triste péripétie des 118 juifs d'Espagne rançonnés par le corsaire niçois Bartholomeo Gaufridi, l'Europe chrétienne devient une vallée hostile d'où cinglent en pagaille les barques des déshérités, portant jusqu'en terre ottomane, comme une queue de guirlande, la chaîne périmée de leurs vies.

Pastoure
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le 16 avr. 2024

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