Brideshead Revisited est une élégie : Evelyn Waugh y regrette des lieux et des époques « submerged now and obliterated, irrecoverable as Lyonnesse » (ainsi qu’il le dit, au début du roman, de l’Oxford des années 1920).


Son protagoniste, Charles Tyler, tombe sous le charme d’un de ses camarades d’université, l’aristocratique Sebastian Flynt — une amitié presque amoureuse, caractéristique de la culture des pays du Nord de l’Europe, ainsi que le leur fait remarquer une Italienne. Sebastian, d’abord réticent, emmène Charles en son domaine de Brideshead et le présente à sa famille, dont on comprend vite qu’elle est le véritable objet du roman. Sebastian, en effet, sera englouti à mi-roman par un alcoolisme morbide qui le fera pour ainsi dire disparaître des pages.


La famille Flynt est catholique, d’abord, dans une Angleterre protestante où le catholicisme s’émancipe lentement après des siècles de stigmatisation « anti-papiste ». Brideshead Revisited est marqué par son époque, où le catholicisme vit une résurgence culturelle signalée par des conversions de haut vol (Oscar Wilde, G. K. Chesterton, Evelyn Waugh). Cet aspect du roman est doublement difficile à appréhender pour un lecteur étranger, car il lui est éloigné dans le temps comme dans l’espace (un lecteur britannique moderne reste familier du problème : la presse anglaise signale toujours comme une exception les personnalités catholiques, comme aujourd’hui Jacob Rees-Mogg). Un tel lecteur peut tout au plus noter l’équilibre avec laquelle Waugh manie son sujet. Sa description nuancée de la religion catholique évite que la fin du roman, qui voit la conversion de deux personnages, ne sombre trop ouvertement dans l’apologétique (bien que cette évolution).


La famille Flynt, ensuite, est une famille en conflit : les parents de Sebastian sont séparés depuis des années ; Sebastian rejette avec violence sa mère chez qui il a grandi, pour une raison qui n’apparaît jamais nettement. Malgré cela, Charles rentre dans l’orbite de la famille : il aime Sebastian, manque d’épouser sa sœur Julia (et de récupérer ainsi Brideshead), avant de se convertir enfin au catholicisme, ce qui peut faire figure de dernière preuve d’amour. La beauté de la grande aristocratie anglaise serait-elle pourtant trompeuse ? Comme l’assène un personnage à Charles, « Charm is the great English blight […]. It spots and kills anything it touches. It kills love; it kills art; I greatly fear, my dear Charles, it has killed you. ». Il semble pourtant difficile de penser que Waugh ait pris entièrement à son compte cette critique, alors qu’il dépeint avec tendresse (et un certain snobisme) le charme supérieur de la haute société. L’élégie se voit ainsi teintée d’une pointe d’anxiété ou de doute, dont on voit mal quelle peut être la résolution, mais qui contribue à l’originalité du roman.


Cette subtilité d’ensemble est soutenue, d’abord, par un style admirable, riche de vocabulaire (pour citer un des passages remarquables en ce sens : « for the subject was everywhere in the house like a fire deep in the hold of a ship, below the water-line, black and red in the darkness, coming to light in acrid wisps of smoke that oozed under hatches and billowed suddenly from scuttles and air pipes — with Brideshead, I was in a strange world, a dead world to me, in a moon-landscape of barren lava, a high place of toiling lungs. »). Cette qualité est doublée par de beaux exercices de fantaisie et de satire (le long passage où Charles, à court d’argent, est contraint de passer son été chez son père qui le soumet à une série d’obligations mondaines assommantes pour lui faire passer le goût de la prodigalité, est très réussi). Cette virtuosité formelle est sans doute ce qui rend crédible ce « charme » qui rayonne du roman (ce qui souligne, une fois de plus, le rapport intime entre le fond et la forme) : on prête sans difficulté aux personnages ce qui ressort avec tant de clarté de la langue.


PS : je souhaitais suggérer par le titre de la présente critique une lecture comparée d’Extinction, de Thomas Bernhard, et de Brideshead Revisited. Les deux romans sont, bien sûr, opposés dans leur ton : pamphlet atrabilaire et critique implacable du passé chez Bernhard, élégie douce-amère chez Waugh. En revanche, ils sont remarquablement consonants dans leurs thèmes : un château de famille ; une famille de quatre enfants (deux garçons, deux filles) qui fait l’objet de tout le discours du roman ; un fils aliéné qui fuit le berceau familial ; un discours sur le catholicisme… Sans surinterpréter ces parallèles aléatoires, il est intéressant de voir deux imaginaires aussi différents s’arrêter sur un faisceau de motifs aussi similaires.

Venantius
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le 3 juin 2018

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