Retour à Lemberg : retour mitigé entre intérêt et agacement .
Avocat international et universitaire à Londres , Philippe Sands a eu le mérite de partir pendant six années , non à la recherche du temps perdu comme Proust , mais de sa mémoire familiale juive ukrainienne perdue et donc douloureuse .
A l'âge de la maturité , que les Grecs appelaient l'Acmé , non pas la majorité statistique de dix huit ans , mais la vraie maturité virile , il a un sentiment de perte , de manque , un peu comme Moïse et son travail de recherche , au croisement d'une mémoire personnelle , du droit international et de l'Histoire , a pour but de combler en partie cette perte .
Mais le temps de Proust , la durée vécue au sens de Bergson , n'est pas vraiment le même que le sien .
Il s'est aperçu que non seulement une partie de sa propre famille est originaire de la région de Lemberg , aujourd'hui en Ukraine , mais tout autant deux juristes qui ont apporté une contribution importante au droit international actuel: Hersch Lauterpacht qui a défendu la notion de crime contre l'humanité et Raphaël Lemkin , celle de génocide .
Il a ajouté à cela , la mémoire d'un accusé majeur du procès de Nuremberg en 1946 , Hans Franck qui fut l'avocat personnel d'Hitler , joua un rôle essentiel dans la région de Lemberg pendant la guerre et fut pendu à l'issu du procès .
Son travail a le mérite de montrer comment leur conception du droit international , n'est pas née d'un postulat idéologique , d'une "vue de l'esprit" , mais en fait d'un pragmatisme très anglo saxon ( tous les deux ont réussi à quitter leur pays et à gagner soit l'Angleterre pour Lauterpacht qui devient professeur de droit à Cambridge et les Etats Unis pour Lemkin qui deviendra professeur à la Duke University ) .
Né aussi d'une douleur très vive non seulement du sort réservé à la minorité juive de Lemberg , mais du peuple juif en général , d'où naît le désir de protéger par un droit international nouveau les minorités persécutées de tout type . Pendant toute la guerre , Lauterpacht va ainsi écouter dans sa maison de Cambridge , très souvent , la Passion selon Saint Matthieu de Bach , comme catharsis à sa souffrance intime .
On assiste ainsi à la genèse de leur pensée juridique et à tous les combats et les épreuves concrètes qu'ils leur à fallu subir , pour faire reconnaître leur apport , notamment lors du procès de Nuremberg . On voit aussi qu'elle fut leur formation dans leur ville d'origine , notamment comment Lauterpacht fut influencé par un autre juriste fameux de Lemberg : Hans Kelsen , dont il suivit les cours et qui s'intéressa aussi à la protection du citoyen face à l'état en proposant entre autres de créer la première cour constitutionnelle dans le monde .
Le livre a aussi l'intérêt de nous montrer que "l'on savait" assez précocement ce qui se passait . D'ailleurs Ian Karski dont j'ai beaucoup apprécié le livre : mon témoignage devant le monde publié dès 1945 est aussi originaire de Lemberg .
Je revois François Mitterrand lors d'un entretien avec Jean Pierre Elkabach , peut après la sorite du livre de Pierre Péan :" François Mitterrand une jeunesse française " en 1944 dire :
" on ne savait pas à l'époque , beaucoup d'historiens vous le confirmeront " . Ce n'est pas exact .
Philippe Sand semble malheureusement n'avoir jamais quitté psychiquement , malgré ses pérégrinations , l'univers étriqué des facultés de droit , qui manifestement le fascine et il ne sait que répéter au moins une dizaine de fois que Lauterpacht privilégie l'individu alors que Lemkin s'intéresse plus au groupe persécuté ce qui est conceptuellement un peu court .
Il ne nous fait pas grâce non plus de la recherche plus ou moins fastidieuse du moindre document et fait preuve régulièrement d'une morale de chaisière . Il enquête en effet , pour comprendre pourquoi Lemkin est resté célibataire , pour savoir si son grand père aurait été infidèle à sa grand mère , sans oublier qu'il harcèle littéralement des enfants de Nazis qu'il va voir et qu'il confronte de façon très humiliante à la faute de leurs parents alors qu'ils n'y sont pourtant à titre personnel absolument pour rien .Le manque de recul par rapport à sa propre démarche se fait donc parfois cruellement sentir .
Pourtant plusieurs autres pistes auraient été intéressantes à explorer . Montrer par exemple comment le fait d'appartenir à une même minorité ethnique va avoir des conséquences fort différentes selon les individus.
La ville de Lemberg est pour cela un objet d'étude passionnant . Véritable carrefour d'influences tout autant que carrefour de minorités juives , ukrainiennes et polonaises .. elle a changé au moins sept fois de nationalités et de nombreuses fois de noms et on ne peut être que stupéfait , de voir l'extrême fécondité dont elle a su faire preuve .
Elle a en effet non seulement enfanté des grands juristes , mais aussi l'école de mathématiques de Lwow et notamment le célèbre Stephan Banach , le père de l'analyse fonctionnelle et auteur du théorème de Banach Steinhaus , des écrivains et des poètes , un peu comme la Vienne des années 1930 est celle de Joseph Roth , de Stéphan Zweig , de Freud , de Malher et de Klimt .
Elle est au fond l'inverse sur le plan sociologique d'un "entre soi" et cette ouverture a contribué à une formidable résilience : résilience de Lauterpacht et Lekmin qui vont révolutionner le droit international "moderne" là où un Stéphan Zweig , pessimiste notoire va finir pas suicider .
Il manque aussi à ce travail qui est pourtant déjà pluridisciplinaire une approche
philosophique , une réflexion sur le bien et le mal comme l'ont approché Nietzsche avec Par delà le bien et le mal dès 1886 , Bergson avec Les deux sources de la morale et de la religion en 1932 ou Hannah Arendt avec Eichmann à Jérusamen , rapport sur la banalité du mal en 1966 .
Un travail malgré tout intéressant mais auquel on peut préférer le travail d'un autre universitaire : les disparus de Daniel Mendelsohn parti lui aussi à la recherche de sa famille juive en Ukraine et qui a le mérite de proposer une interprétation en utilisant sa spécialité universitaire : la tragédie grecque .