Il ne faudrait pas cracher dans la soupe au Katiopa

Ce livre déçoit pour deux raisons principales. D'abord parce qu'il renvoie à une vision négative de l'Afrique, ensuite parce qu'il construit une image dévalorisante des femmes. Ce n'était probablement pas l'intention de l'autrice et il est triste de la voir marquer contre son camp.
L'idée de départ est pourtant simple et solide. Elle s'appuie sur une intrigue de romance : une histoire se focalisant sur la cour que fait le héros (Ilunga) racontée du point de vue de l'héroïne (Boya). La relation traverse différents stades, connaît un certain suspense parce que la dame a déjà un amant qui la colle (Kabongo) et le monsieur une épouse avec laquelle ça ne marche pas fort ( Seshamani). Tout s'arrange à la fin pour entrer définitivement dans les canons du genre.


La dernière page (604) annonce la noce et la lune de miel de notre belle avec l'homme de sa vie.


Pour pimenter ce récit qui pourrait tourner à l'eau de rose, les aventures sont entrelardées de scènes assez crues qui font pencher l'œuvre dans la catégorie de la romance érotique dont les meilleurs titres sont d'habitude publiés chez Harlequin dans la collection " Spicy " et dont la publicité annonce " Une littérature sensuelle qui ne vous laissera pas indifférente... Des romans écrits par des femmes et réservés aux femmes ". Sure de son art, l'écrivaine qui s'épanouit plus dans la description des vêtements, des coiffures et des bijoux que dans le portrait de ses personnages déploie néanmoins un réel talent quand elle descend en dessous de la ceinture : " A la fois dense et longue, sa verge dessinait une courbe entre ses cuisses. Elle semblait un être vivant, libre, trouvant parfaitement justifiée la considération de qui avait l'honneur de la regarder. (...) Boya trouvait sublime la partie inférieure des hommes, c'était ce qu'elle avait le plus de plaisir à contempler, même si le reste avait son importance " (101). Macho-racisme versus afro-féminisme ; résultat : match nul.
Il ne faudrait cependant pas cracher dans la soupe et bouder notre plaisir relatif; l'écrivaine (comme son héroïne) n'a pas froid aux yeux et elle sait ce qu'elle veut. Voici une femme qui considère les hommes avec autant de délicatesse qu'OSS117 quand il se déplace en Afrique (voir, par exemple, Congo à gogo, 1966). La différence avec ce héros qui aurait pu inspirer Léonora Miano vient de ce que son analyse politique du Congo de l'époque est étonnamment fine tandis que l'Afrique imaginaire décrite dans Rouge impératrice est une invention désespérante.

Non contente d'inverser sommairement les stéréotypes machistes en faisant de son héroïne une personne en recherche de puissance (elle ne s'accroche pas à n'importe qui : le président d'un super Etat qui domine le monde et dont elle va devenir l'inspiratrice...), elle donne de l'Afrique de ses rêves une image qui ne rend pas justice à ce qu'il y a de riche et passionnant dès aujourd'hui dans ce continent. Sa diversité d'abord : il y a des Afriques et c'est tant mieux, des cultures dont l'autrice ne semble retenir qu'un mixage insipide et folklorique exprimé en Novlangue (le lexique de fin d'ouvrage serait plus utile et moins fastidieux s'il renvoyait à des langues réellement parlées). Considérer le panafricanisme comme le nec plus ultra d'un projet émancipateur est une idée recevable. Encore faudrait-il le situer dans un horizon imaginable : l'Union Africaine n'avance certes qu'à petits pas aujourd'hui, mais cette dynamique n'est pas à négliger comparée à la déliquescence de l'Union européenne. Pourquoi cette hargne répétée à l'égard de l'Éthiopie qui est pourtant loin d'être aujourd'hui le plus mauvais élève de la classe ? Pourquoi les références valorisées de l'Afrique de demain vont-elles à la " Chimurenga de la reprise des terres " qui renvoie à l'expulsion peu glorieuse des derniers fermiers blancs du Zimbabwe et ipso facto à Robert Mugabe comme figure tutélaire possible réincarnée en Ilunga alors que Mandela et sa politique de réconciliation ne semblent pas avoir laissé de traces dans Katiopa ? Pourquoi les Fulasi, ces gallo-descendants clochardisés n'auraient-ils pas acquis quelques places de choix confortables d'écrivaines - VIP ou de professeurs appelés à diriger des European Study Centers dans les plus prestigieuses universités de Katiopa ? La représentation de l'Afrique du futur mérite mieux que ce coup de baguette magique par lequel le continent deviendrait en un siècle un paradis fermé au reste du monde en perdition. Ce livre n'est pas un cadeau pour les afro-descendants. Il suinte le ressentiment et déroute l'espoir. Il est dommage de laisser perdre l'énergie créatrice d'une écrivaine en l'abandonnant à l'air du temps et en laissant se dérouler un processus sans contrôle : apparemment personne pour la relire, ou pour oser lui dire ce qui ne va pas, préciser ce qui est trop vague, sortir le gras et se contenter d'un format plus modeste. Lui expliquer gentiment qu'elle devrait plutôt aborder de front les sujets qui fâchent dans leur contexte actuel et non pas dans un imaginaire fabriqué sur mesure. Mais, que risque-t-on en laissant partir dans la course une concurrente qui porte la double casaque de la diversité et de la parité comme un scaphandre autonome puisque ce n'est pas ce qu'elle écrit qui compte, mais ce qu'elle est et qu'on prétend la faire représenter : une figure incassable, un bloc de béton hors de portée de la critique, pouvant dire n'importe quoi, tout et son contraire, sur laquelle toute objection rebondira aux dépens des sceptiques et toute réserve sera instantanément pulvérisée ?

Cheminet
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le 25 nov. 2019

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Félix Cheminet

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